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d’une manière plus étroite. On peut ainsi distinguer un individualisme économique, un individualisme politique, un individualisme intellectuel, esthétique, religieux, moral, social. Ici, une remarque s’impose au sujet de l’individualisme économique tel qu’il a été professé par l’école libérale. Cette philosophie économique n’a de l’individualisme que le nom ; car elle aboutit à un véritable dogmatisme social. Chez Spencer, par exemple, c’est au nom d’une idole dogmatique : le Progrès de l’Espèce, que l’écrasement des faibles économiquement est justifié comme nécessaire et providentiel.

Au point de vue de l’organisation politique, l’individualisme peut donner lieu à deux formes opposées : l’individualisme aristocratique et l’individualisme démocratique. Selon nous, l’individualisme aristocratique est un individualisme contradictoire. Car il ne réclame que pour quelques privilégiés l’épanouissement intégral de leur moi et il se convertit pour les autres en une doctrine d’oppression.

Enfin, il est un dernier point sur lequel l’individualisme peut donner lieu à deux formes opposées. C’est la question de la valeur intrinsèque et de la destinée probable des sociétés humaines. Ici, deux conceptions opposées sont en présence : l’optimisme social et le pessimisme social. — On pourrait donc distinguer ici deux formes d’individualisme : l’individualisme optimiste et l’individualisme pessimiste.

Résoudre la question de l’optimisme et du pessimisme social serait un problème métaphysique qui déborde le cadre que nous nous sommes fixé. Aussi bien résoudre ce problème serait revenir à ces dogmatismes sociaux que nous avons écartés.

La question que nous posons à présent est un peu différente. Elle consiste à se demander, les dogmatismes sociaux écartés, quelle sera l’attitude de l’individu devant le problème de l’action. Nous voulons simplement envisager le lien possible entre la pensée et l’action dans les diverses hypothèses qui s’offrent à l’individu libéré des dogmatismes sociaux.

L’instinct de connaissance ayant dissous tous les dogmatismes sociaux passés et ayant même appris à l’avance à l’individu l’inanité de tous les dogmatismes futurs, l’individu ne renoncera-t-il pas à l’action ? L’instinct de connaissance, l’instinct critique ne sera-t-il pas destructeur, dans sa conscience, de l’instinct vital ?

M. Jules de Gaultier[1] a admirablement expliqué le rôle de l’instinct de connaissance en face de l’instinct vital. D’une part, l’instinct

  1. J. de Gaultier, De Kant à Nietzsche, ch. i.