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l’absolu mensonge de la vie, celle dans laquelle l’existence est un néant et l’intelligence humaine un simple appareil à filtrer des illusions de plus en plus raffinées et délicates. — Il semble qu’ici la solution soit simple et unilatérale. C’est celle qui consiste à se retirer de l’action et à assister impassiblement à l’illusion. Tout au plus, cette suprême et esthétique illusion : l’art, sera-t-elle le refuge de l’individu. C’est l’attitude de pensée si bien décrite par M. Jules de Gaultier. « Par la production de l’œuvre d’art, l’intelligence annonce qu’elle s’est retirée de la scène où elle agissait sous l’empire de l’illusion et qu’elle s’est fixée en spectatrice sur les rives du devenir, au bord du fleuve où les barques, chargées de masques et de valeurs inventées par la folie de Maya, continuent de descendre le courant parmi tous les bruits de la vie[1]. »

Cette attitude semble la seule logique. Mais n’oublions pas que, dans l’humanité, il y a deux types : les passifs et les actifs. — Les natures passives, éclairées par l’instinct de connaissance, aboutiront à l’Hindouisme que nous venons de dire. Mais il n’en sera pas de même des natures actives. Chez ces derniers, la voix de la vie, de l’action, sera éternellement plus forte que la voix de la désillusion.

En elles, malgré tout, le vouloir-vivre triomphera, brutal et éternel vainqueur. Pour ces natures, l’action est fatale. C’est d’elles qu’est vrai le mot de Faust. « Au commencement était l’action ». Et l’action est aussi à la fin. Elle est en elles le dernier élan, le dernier cri de la vie.

Donc, l’actif agira, même s’il sent, s’il sait qu’il vit dans un illusionnisme éternel. Il s’enivrera du spectacle de la vie ; il s’enthousiasmera pour les ombres, il s’élancera vers les chimères et les mirages. L’actif, devant le décor mouvant de la vie, ressemblera à ces spectateurs qui, au théâtre, se sentent ravis par l’illusion au point de courir, de vouloir intervenir dans l’action, comme on le raconte de ce spectateur qui criait à Othello tuant Desdémone : « Arrête ; elle est innocente ! »

Ceux en qui triomphe la volonté de vie et de puissance projetteront éternellement sur le monde le mirage de l’énergie qui déborde en eux. — Au contact de leur volonté puissante, la pâle Maya semblera s’animer comme autrefois la statue de Galatée. Et d’avoir senti la Maya frémir sous leur étreinte restera pour ces Énergétiques la sensation la plus enivrante dont il leur aura été donné de tressaillir dans leur passage à travers le phénomène Vie.

G. Palante.
Mai 1901.

  1. J. de Gaultier, De Kant à Nietzsche, p. 303.