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de connaissance tend à nier la vie en renversant successivement les dogmatismes que l’instinct vital des sociétés édifie à son usage. D’autre part, ces dogmatismes renversés, l’instinct vital en suscite d’autres, plus perfectionnés, à l’aide desquels il s’asservit de nouveau l’instinct de connaissance, jusqu’à ce que ce dernier entre de nouveau en révolte et aboutisse à de nouvelles négations. Cette lutte de l’instinct vital et de l’instinct de connaissance remplit le champ de l’histoire. C’est cet antagonisme de l’instinct vital et de l’instinct de connaissance qui est peut-être au fond de l’antinomie de l’individu et de la société. La société symbolise l’instinct vital. Elle semble être un égoïsme forcené, créateur de mythes utiles, illusionniste à outrance, fabricateur de ruses pour duper l’individu. C’est que la conscience individuelle est le refuge — précaire et fragile — de l’éternel ennemi de l’instinct vital : l’instinct de connaissance. C’est dans le moi humain que s’incarne l’instinct de connaissance. C’est là qu’il prend conscience de l’omnipotence de son tyran : le vouloir-vivre. C’est là, dans la conscience de l’individu, que s’allume la petite flamme libératrice de l’intelligence. C’est de ce petit point lumineux perdu dans la nuit de l’Être que l’instinct de connaissance contemple la vie et pose le point d’interrogation : Que vaut-elle ?

Nous sommes ramenés à la question que nous posions plus haut. Des deux instincts antagonistes, l’instinct de connaissance et l’instinct vital, l’un qui nie, l’autre qui affirme la vie et l’action, lequel l’individu libéré des dogmatismes va-t-il suivre ?

Tous les dogmatismes écartés, deux hypothèses s’offrent à l’individu : l’hypothèse agnostique et l’hypothèse de l’absolue illusion.

L’agnosticisme se refuse à trancher la question de la valeur de la vie sociale dans un sens ou dans l’autre. Entre l’optimisme social et le pessimisme social, il laisse la question ouverte. L’hypothèse agnostique contre laquelle protestent les dogmatistes outranciers tels que M. de Roberty, interdit-elle absolument l’action à l’individu ? Est-elle nécessairement négative de l’action ? Nous ne le croyons pas. À défaut de certitude, un acte de foi suffira à l’individu pour agir. L’individu prendra pour devise le mot d’Edmond Thiaudière : « Penser comme un sceptique, agir comme un croyant[1]. »

Pour le faire sortir de l’inaction et de la neutralité, la poussée de la vie et cet amour du risque dont parle Guyau auront une puissance décisive.

Mais abordons l’autre hypothèse : celle de l’absolue illusion, de

  1. E. Thiaudière, La décevance du vrai.