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Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 57.djvu/6

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est le désabusé amer ou joyeux qui remplit abondamment son âme de sentiments sordides ; le débauché fanfaron qui se roule avec orgueil dans des vices dégradants.

Le cynisme s’accompagne de joie, joie étrange et frisson inavouable qui ne se communiquent pas. En soi il est une trouvaille riche de conséquences, la prise de conscience d’un état nouveau. Un jour il nous apparaît que l’humanité est mal faite, va de travers, que nos semblables sont ignobles, affreux et toujours pires, et cette découverte, loin de nous attrister, nous a réjouis. Nous avons reconnu que l’égoïsme est le maître universel : le nôtre se trouve donc autorisé. Des préjugés, des scrupules qui construisaient jusque-là notre moralité s’effiloquent comme mirages dissipés ; une force inconnue surgit en nous qui se propose de nous conduire ; — le cynisme a cela de séduisant qu’il se donne comme une puissance ; — les hommes sont à notre merci qui ne savent pas notre secret, que notre audace étonnera, et, déjà, nous nous élevons au-dessus d’eux en passant par-dessus leur opinion, en les jugeant, en les méprisant.

Le cynisme a ses degrés : raisonné et convaincu il allègue des motifs ; il est un système ; il a sa philosophie. Il procède de la vue du néant de tout et professe le mépris complet de notre nature. Celui qui a conclu à l’égoïsme absolu et qui s’est retranché dans son moi fermé proclame ainsi qu’il n’y a rien à faire pour les hommes et que tout est vain ; il dénonce partout la prédominance de l’intérêt et ramène nos aspirations les plus élevées à des raisons honteuses. Se donner, se dévouer, chimères ! Nulle récompense ne nous attend, et ceux de nous que le goût du sacrifice a entraînés ont péri inutilement ou se sont trop tard repentis. Qui nous a paru digne d’être aimé jusqu’à l’oubli de nous-même ? Qui mérite d’être respecté jusqu’au fond de son être, à nous connu[1] ? Tantôt la canaillerie de tous est ce qui nous révolte ; tantôt c’est la sottise universelle qui nous exaspère. Il est des malheureux qui souffrent, dira-t-on ; occupez-vous d’eux ; attendrissez-vous ! Ah ! ne plaignons personne ; à bien chercher ils l’ont mérité. Le faible se retourne contre plus faible que soi ; la victime devient à son tour un bourreau. Il n’est pas d’amour qui dure ; il n’est point d’amitié à laquelle on puisse s’abandonner tout à fait ; ne nous laissons pas surprendre par les protes-

  1. « Connaître à fond, et tel qu’il est, un être humain et l’aimer, c’est chose impossible. » (Mme du Deffand.)
    « Chacun de nous a quelque chose dans sa nature, qui, s’il le disait ouvertement, ne manquerait pas d’exciter la répugnance. » (Gœthe.)
    « Et au fond toujours cette vieille canaillerie immuable et inébranlable. C’est là la base. » (Flaubert, Correspondance.)