Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 62.djvu/12

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Il subsiste cependant, selon certains critiques, entre la nature physique et la nature morale une différence telle qu’on ne peut pas conclure de ce qui a été possible pour l’une à ce qui sera possible pour l’autre. La nature physique est fixe. Que nous -la connaissions ou que nous l’ignorions, les phénomènes y ont lieu de la même manière, conformément à des lois immuables. Les marées montent et descendent sur les côtes de l’Qcéan, qu’un astronome les ait calculées ou non, exactement à la même hauteur. Notre science demeure, à l’égard des faits de cet ordre, une dénomination extrinsèque. Nous pouvons mesurer d’avance, au moins dans certains cas, avec toute la précision désirable, l’effet que notre intervention produira dans les phénomènes. Cette sûreté fait notre sécurité et nous permet nombre d’applications heureuses. « Une science et une technique physiques sont possibles, écrit M. Belot, parce que la nature nous est étrangère. C’est parce qu’elle nous ignore que nous pouvons la connaître* ».

En est-il de même de la nature morale ? Non, répond M. Belot, et, semble-t-il, aussi M. Fouillée. Selon eux, la connaissance que nous acquérons de la réalité morale fait varier cette réalité même. La réflexion ne peut se porter sur elle sans la modifier. En connaissant ce que nous sommes, nous devenons autres. Nous ne sommes plus ce que nous étions tout à l’heure, quand nous nous ignorions encore. C’est comme si un astronome, en déterminant l’attraction solaire et lunaire, en modifiait la force ; comme si un ingénieur, en calculant l’intensité de la pesanteur en un point donné, l’augmentait ou la diminuait. S’il en est ainsi, on ne peut plus évidemment parler de « nature morale ». L’analogie sur laquelle nous nous fondions s’évanouit.

Mais cette objection prouve trop. Pour montrer l’impossibilité de la science des mœurs, et dans l’intérêt de la morale traditionnelle, elle irait jusqu’à soutenir qu’une partie importante des phénomènes de la nature échappe au principe des lois. Cependant M. Fouillée lui-même, et nos critiques en général, se contentent d’ordinaire d’affirmer qu’il n’est pas impossible de concilier ce principe, considéré comme s’appliquant à l’universalité des phénomènes, avec les exigences de la morale, ou, en d’autres termes, que les lois de la nature n’excluent pas la contingence. Nous n’avons pas à discuter cette thèse métaphysique il nous suffit de remarquer que, si ses partisans ne l’abandonnent pas, l’objection précédente perd presque toute sa portée. Elle ne prouvera plus i. Revue de Métaphysique et de Morale, septembre 1905, p. 74S-9.