Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 62.djvu/13

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que la science des mœurs ou de la nature morale est. impossible. Elle fera seulement ressortir une difficulté spéciale, et très grave, particulière à cette science et aux applications qu’on en voudrait tirer. Si vraiment la connaissance ici modifie l’objet même sur lequel elle porte, c’est une complication de plus dont il faut tenir compte, dans une recherche déjà très malaisée ce n’est pas une raison de renoncer à cette recherche. Une difficulté analogue semblait s’opposer à l’emploi de l’expérimentation en physiologie. Vous voulez, disait-on, obtenir une observation plus rigoureuse des phénomènes biologiques, et votre intervention, si limitée qu’elle soit, a pour effet immédiat de faire varier ces phénomènes et leurs rapports ce que vous vouliez observer a disparu. En vertu du consensus vital, dès le moment où l’expérimentateur opère, une infinité de modifications se produisent dans l’organisme. L’état chimique du sang, des humeurs, les sécrétions, etc., tout a changé. Les physiologistes ne se sont pas laissé décourager par ces objections préjudicielles. Ils ont expérimenté, et bien leur en a pris. Pareillement, les sciences de la « nature morale » travaillent t à la recherche des lois des faits sociaux, et elles parviennent déjà à des résultats satisfaisants, sans se laisser arrêter par les difficultés inhérentes à la nature de leur objet, en particulier par l’extrême variabilité que signalent M. Belot et M. Fouillée, et que d’ailleurs les faits sociaux ne manifestent pas tous au même degré. La forme que leur objection a prise vérifie une fois de plus une réflexion profonde d’Auguste Comte au sujet du principe des lois. Ce principe, selon lui, n’est solidement établi que pour les ordres de phénomènes naturels où des lois invariables ont été en effet découvertes. On l’étend, par analogie, aux ordres de phénomènes plus complexes, dont on ne connaît pas encore de lois proprement dites, et on lui donne une valeur universelle. Mais cette « vague anticipation logique demeure sans valeur comme sans fécondité. Rien ne sert de concevoir, abstraitement, qu’un certain ordre de phénomènes doit être soumis à des lois. Cette conception vide ne peut contrebalancer les croyances théologiques et métaphysiques relatives à ces phénomènes, qui ont pour elle la force de la tradition. Celles-ci ne cèdent là place que lorsque les lois ont été en elfet trouvées et démontrées. Il ne faut donc pas s’étonner si ceux mêmes qui admettent, en principe, la possibilité d’une science naissante, contestent en fait cette possibilité quelques pages plus loin.

Enfin, il est téméraire d’affirmer que les faits d’un certain ordre ne peuvent pas, qu’ils ne pourront jamais être pris d’un biais tel