Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 62.djvu/30

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

26 REVUE PHILOSOPHIQUE

une solution satisfaisante. Si la science s’en avoue incapable, à quoi sert-elle ? On ne lui fait pas crédit. Il faut, comme dit M. Cantecor, qu’elle réponde à nos besoins pratiques. Aussi bien n’y a-t-il guère eu, jusqu’à présent, de spéculation en cette matière qui n’ait été je ne dis pas animée par des motifs pratiques, ce qui est très légitime, mais dirigée par eux, ce qui ne l’est point. Mais si l’on concevait vraiment la « nature morale », de même que la « nature physique », comme une réalité objective à étudier, si l’on comprenait- qu’elle ne nous est pas plus connue d’emblée que le monde de la matière ou de la vie, on n’exigerait plus de la science des mœurs une réponse immédiate à des questions d’ordre pratique. Comme elle n’est pas un traité de morale, ni, à plus forte raison, de politique, ses recherches ne portent jamais que sur des problèmes théoriques. Par suite, elle n’est pas moins indifférente que les autres sciences aux questions politiques du jour. Lui demander s’il faut être conservateur, libéral, ou révolutionnaire, c’est lui poser une question à laquelle, en tant que science, elle n’a pas plus de réponse que la mécanique céleste ou la botanique. Sa fonction se limite à connaître des faits avec le plus de précision possible, et à en chercher les lois. Des travailleurs réunis dans un laboratoire de physique ou de physiologie peuvent professer des opinions politiques très différentes de même, on conçoit que dans une équipe de savants s’occupant ensemble de la science des mœurs, les tendances sociales les plus opposées se rencontrent. Il est vrai que si la science des mœurs, comme telle, est indifférente à la politique, la politique ne se désintéresse peut-être pas de la science des mœurs. Les partis sont toujours à l’affût de ce qui peut les servir dans l’opinion publique. Ils n’hésitent pas à s’approprier, sans grande cérémonie, telle ou telle doctrine scientifique, s’il pensent y trouver un avantage, quitte à n’en plus parler ou même à la combattre quelques années plus tard, quand les circonstances auront changé. Qui ne se rappelle comme les théories transformistes ont servi à ce jeu, dans la seconde moitié du xix" siècle ? A peine l’Origine des Espèces avait-elle paru, qu’on en tira les conséquences touchant l’origine de l’homme, et par suite touchant les dogmes religieux qui sont intéressés à ce problème. Inquiétante pour les dogmes, l’hypothèse darwiniste eut aussitôt une foule de partisans qui ne s’étaient jamais occupés d’histoire naturelle. L’Origine des Espèces et la Descendance, de l’Homme, suspectes à l’orthodoxie religieuse, devinrent les livres de chevet des révolutionnaires. Mais voici qu’un peu plus tard, la