Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 62.djvu/31

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LÉVY-BRUHL. LA MORALE ET LA SCIENCE DES MOEURS 27 lutte pour la vie, la sélection naturelle, l’hérédité des caractères acquis, ont l’air de s’accorder bien mieux avec les tendances aristocratiques qu’avec les idées égalitaires, tandis que des évêques anglicans ne voient plus rien dans le transformisme qui soit inconciliable avec la foi chrétienne. Qu’à cela ne tienne ce sont les conservateurs, maintenant, qui « utilisent o le darwinisme, et leurs adversaires qui le regardent de mauvais œil. Enfin le moment vient où les partis portent ailleurs leur humeur batailleuse, et abandonnent aux naturalistes un problème qui leur appartient. La science des mœurs ne peut empêcher que de semblables controverses ne se produisent à son sujet. Révolutionnaires et conservateurs tour à tour, sinon en même temps, prétendront peut-être y trouver la justification de leur attitude, ou se donneront devant l’opinion le mérite de la combattre. C’est là un inconvénient auquel, par la nature de son objet, elle est plus exposée que toute autre science. Mais il ne serait pas juste de l’en rendre responsable. L’objection, qui ne porte point contre la science des mœurs, a-telle plus de force contre l’art rationnel que nous concevons comme fondé sur cette science ? Il le semble d’abord car, si cet art ne peut se constituer que dans un avenir lointain, ne sommes-nous pas engagés à demeurer immobiles dans l’intervalle ? Ne devons-nous pas éviter de prendre parti, puisque nous n’avons pas le moyen de le faire rationnellement, même dans les questions qui exigeraient une solution immédiate ? Ne sommes-nous pas condamnés à l’abstention pour un temps indéfini ? Nullement. Là où la science ne peut pas encore diriger notre action, et où cependant la nécessité d’agir s’impose, il faut s’arrêter à la décision qui paraît aujourd’hui la plus raisonnable, d’après l’expérience passée et l’ensemble de ce que nous savons. Le bon sens nous le conseille, et la force des choses .nous y contraint. Ne devons-nous pas déjà nous y résoudre en mille circonstances ? La médecine, par exemple, intervient encore souvent sur de simples présomptions, ou sur la foi d’expériences antérieures, qui ont donné de bons résultats dans des cas à peu près pareils à celui qu’il faut traiter. De même, une société qui prend conscience d’un mal dont elle souffre, essaiera d’y porter remède de son mieux, avec les moyens dont elle dispose, même si la science, et l’art rationnel par conséquent, lui font encore défaut. Elle pourra se tromper, et, faute d’avoir aperçu les conséquences un peu éloignées de ses résolutions, de ce mal tomber dans un pire. Mais il se peut aussi qu’elle réussisse, et la possibilité d’un échec n’est pas une raison de ne rien tenter. Pourquoi telle intervention sera-t-elle heureuse,