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qu’on ne mesure pas un angle exactement. L’approximation que nous permettent nos instruments les plus précis reste en deçà d’un centième de seconde. Lors donc que nous disons l’expérience montre que la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits ou 180°, cela signifie que cette somme est comprise entre 180° moins quelques centièmes de seconde et 180° plus quelques centièmes de seconde ; elle est donc ou égale, ou inférieure, ou supérieure à 180°, donc aussi Euclide a peut-être raison, ou peut-être Lobachewsky, ou peut-être Riemann. Qu’on ne crie pas à l’ergotage. Pour le géomètre comme pour tout mathématicien, égalité veut dire égalité stricte ; si x = y, x ne sera plus égal à ~)-p, quep représente un mètre ou un milliardième de millimètre, un degré ou un milliardième de seconde, autrement les mathématiques n’existeraient plus. Il ne convient pas davantage de se lamenter ou de ricaner à propos de l’ignorance humaine. Nous ne savons pas sans doute laquelle des trois géométries précitées est la vraie ; en revanche nous savons fort bien que dans la pratique elles se confondent. Admettons que celle d’Euclide soit fausse, elle nous fait donc commettre des erreurs très nombreuses qui s’accumulent notamment quand on fait de la triangulation ; appelons-les erreurs de théorie. D’autre part le pouvoir de nos sens, amplifié même par nos instruments, ne nous permettra jamais de faire des mesures exactes ; de là encore des erreurs, appelons-les erreurs de pratique. L’expérience nous prouve qu’on a beau améliorer méthodes et instruments, les erreurs de théorie sont toujours demeurées et demeurent encore inappréciables, par rapport aux erreurs de pratique. Notre fausse géométrie a donc pour nous la même valeur que la vraie, sans que nous ayons d’ailleurs aucun moyen de savoir si celle-ci est la géométrie de Lobachewsky ou de Riemann. En outre, la géométrie d’Euclide est la seule dont nous puissions nous servir ; elle s’impose donc à nous à l’exclusion de toutes les autres, en un mot elle est Mo/e géométrie. Je dois maintenant retirer l’expression « d’après Riemann, d’après Lobàchewski )’ dont je me suis servi pour abréger l’écriture. On peut être sans inquiétude sur les desseins de ces deux éminents géomètres. Ils ne nous disent pas « Prenez ma géométrie ; l’essayer c’est l’adopter ». Loin de là, ils sont restés Euclidiens comme tout le monde, au moins dans la pratique. Se seraient-ils donc attachés seulement au plaisir malicieux de faire sursauter les intelligences qui dormaient en paix sur le postulatum d’Euclide ? Certes non. Leur anarchisme apparent avait un but sérieux. Ils ont rendu de grands services aux mathématiciens, comme l’attestent MM. Émile Picard et Poincaré,