Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 62.djvu/52

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

cité par la simplification, celle-ci devant toujours être considérée comme provisoire ou relative. Sans doute l’habitude persiste de représenter les bandes par des lanières, représentation d’ailleurs plus commode, mais les savants avertis emploient ces lanières comme axes des bandes, et ils sous-entendent que la vérité se trouve de part ou d’autre, sinon de part et d’autre, des lanières, dans un espace limité. Si les bandes se rétrécissent par l’effet du progrès, ils déplacent les lanières, au besoin même en modifient la forme, et ils se réjouissent de ces changements quand ils sont laborieux et sages.

Il n’en reste pas moins certain qu’un rapport mathématique ne traduit jamais un rapport de faits expérimentaux sinon par approximation quand l’approximation augmente, le rapport mathématique change, et même les limites plus resserrées qui canalisent la vérité cessent bien souvent de se prêter à l’expression mathématique ; tel est le cas pour les courbes de Regnault et pour les orbites à bosses ou perturbées des planètes.

Pourquoi s’en étonner ? La vérité mathématique diffère entièrement de la vérité expérimentale. Celle-ci répond oui ou non à la question « cela est-il ? » en un mot elle peut s’appeler la vérité sans épithète. La mathématique au contraire répond oui ou non à la question « cela se déduit-il ? » ou « cela s’induit-il ? » Déductions et inductions qui ont pour origine des conventions et des abstractions. Nous sommes entièrement maîtres .des conventions, on aura donc beau les manipuler, on n’en tirera jamais autre chose que des manifestations de notre esprit. Quant aux abstractions, elles se retrouvent dans les autres sciences, car on ne connaîtrait pas sans elles de faits généraux ; mais les abstractions, hors des mathématiques et de la métaphysique, sont pour ainsi dire des fragments de faits réels que l’on peut soumettre à des vérifications dont les résultats ne dépendent pas de nous seuls. Au contraire si le mathématicien a bien tiré autrefois ses abstractions de la nature, il n’a plus jamais à lui demander de les vérifier. Les exemples cités plus haut, et faciles à multiplier, montrent que, grâce au progrès, les abstractions mathématiques ne peuvent plus être considérées comme des extraits de faits réels, donc elles deviennnent conventions. Elles sont utiles, on ne peut les appeler vraies. C’est en leur qualité de faits psychologiques et non autrement qu’elles contiennent de la vérité.

Il ne manque donc pas de sérieuses raisons pour justifier la séparation entre les mathématiques et les autres sciences, séparation que la commodité proclamait déjà.