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genre de satisfaction rationnelle, et qu’elle résolve les problèmes essentiels posés par cette morale. Et comme la science des mœurs ne contente nullement ces exigences, les critiques trouvent là ample matière à objections. Il est certain que, comme « traité de morale », la science des mœurs laisse fort à désirer. Mais si elle était ce que l’on réclame d’elle, c’est alors qu’elle ne remplacerait pas la morale théorique elle ne ferait que la prolonger, sous une forme nouvelle. Elle la remplacera, au contraire, parce qu’elle refuse de continuer à poser en termes abstraits les problèmes traditionnels sur le devoir, l’utile, le bien, etc., parce qu’elle ne spécule plus sur des concepts, comme faisaient Socrate, Platon et Aristote, parce qu’elle abandonne les discussions dialectiques pour s’attacher à des problèmes particuliers et précis, qui admettent des solutions vérifiables.

Ce déplacement de l’effort spéculatif provoque naturellement des résistances. Déconcertés, et parfois même inquiets de ne pas retrouver dans la science des mœurs ce qu’ils sont habitués à voir dans les traités de morale, les critiques protestent. Il n’y a rien là que de conforme aux précédents. L’histoire des sciences de la nature nous enseigne qu’elles aussi ont dû lutter longtemps pour se rendre maîtresses de leur objet et de leur méthode. Il leur fallut de longs efforts pour s’affranchir d’une spéculation dialectique et verbale, qui leur déniait la qualité de sciences parce qu’elles ne tenaient compte que des expériences, et ne se proposaient que des questions particulières bien définies.

La résistance nous paraît peut-être à tort plus vive encore dans le cas présent, où il s’agit de la morale, et peut-être pourrions-nous, sans trop de peine, démêler les principales causes qui tendent à la prolonger. Sans reprendre ici cette étude, signalons du moins un préjugé qui se retrouve sous beaucoup d’objections qui nous sont faites, et dont presque aucun critique n’est tout à fait exempt. On veut que la spéculation sur la morale soit morale elle-même, et, comme la science des mœurs est aussi dépourvue de ce caractère que peut l’être la physique ou la mécanique, on lui en fait grief. Cependant, quelle raison y a-t-il, a priori, pour qu’une science participe aux aspects moraux ou esthétiques de son objet ? Attend-on d’un traité de physiologie qu’il soit « vivant », d’un ouvrage d’acoustique qu’il soit « harmonieux » ? Considérez les figures d’un livre de biologie quelle distance n’y a-t-il pas de ces dessins aux fonctions vitales dont ils représentent l’analyse ! Pareillement, on s’habituera peu à peu à trouver, dans les ouvrages qui traitent de la science des mœurs, non pas des déduc-