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moindre envergure. Ce sont les mécontents ordinaires qui, incapables de se dresser seuls contre une société qu’ils jugent offensive, unissent leurs forces à celles d’autres individus qui se sentent également lésés. Ces mécontents forment une petite société en lutte avec la grande. C’est l’histoire de toutes les sectes révolutionnaires. Petites à l’origine, elles tendent à s’élargir et à transformer la société à leur image. Ainsi entendu, l’esprit de révolte est bien un dissolvant social ; mais il est en même temps un germe de société nouvelle. Il joue un grand rôle dans l’histoire où il représente l’esprit de changement et de progrès.

Mais, ici encore, l’effort fait par les individus pour secouer les servitudes existantes aboutit à une déception. Une tyrannie abattue est remplacée par une autre. La minorité victorieuse se transforme en majorité tyrannique. C’est là le cercle vicieux de toute politique. Le progrès, dans le sens de l’affranchissement de l’individu, n’est jamais qu’un trompe-l’œil. Il n’y a eu, en réalité, qu’un déplacement d’influences et de servitudes. Sous la poussée de la minorité révolutionnaire, les idées et les sentiments collectifs se sont attachés à d’autres objets, se sont incarnés en un nouvel idéal. Mais en tant que collectifs et partagés par une grande masse d’hommes, ces idées et ces sentiments tendent aussitôt à devenir impératifs. Cristallisés en dogmes et en normes, ils sont désormais une autorité qui n’admet pas plus la contradiction que l’ancienne autorité détruite. La conclusion logique de ce cercle vicieux de l’histoire semble être celle qu’indique Vigny : l’indifférence en matière politique. « Peu nous importe quelle troupe fait son entrée sur le théâtre du pouvoir[1]. »

Nous arrivons ainsi au second moment de l’individualisme. Le premier moment était la révolte courageuse et confiante de l’individu qui se flattait de dominer la société et de la façonner suivant son rêve. Le second est le sentiment de l’inutilité de l’effort. C’est, en face des contraintes et des fatalités sociales, une résignation forcée, mêlée malgré tout d’une hostilité irréductible. L’Individualisme est l’éternel vaincu, jamais dompté. C’est l’Esprit de

  1. Vigny, Journal d’un poète, p. 161.