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Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 67.djvu/459

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pas que la signification esthétique de l’objet soit étrangère à l’observateur[1]. Tout, au contraire, dans la mesure où l’objet est traité comme étranger, comme un fait — c’est-à-dire comme extérieur à notre expérience — dans cette mesure-là le contenu esthétique disparaît. Le mouvement qui consiste à absorber la personne dans l’objet et à identifier cet objet à notre propre vie est une négation de son extériorité, parce qu’on trouve en lui cette émotion même qui a sa source et sa garantie dans les dispositions sentimentales de l’observateur ou que la construction imaginative produit d’elle-même. La vie esthétique implique le retour et la reconnaissance d’une émotion en tant qu’elle est directement éprouvée, l’apparence ou l’agencement imaginatif de l’objet étant englobés dans le mouvement de contrôle et d’appropriation intérieurs.

Il y a, en somme, une reviviscence, cognitive ou émotionnelle, de ce qui est déjà notre contenu mental propre ou de ce qui est fait nôtre par le mouvement de l’imagination. L’objet de l’imagination est inséré dans l’expérience, et sa coloration émotionnelle est immédiate et spontanée, au même sens que le sont les images reconnues. Un tableau mélancolique, par exemple, est esthétique pour moi parce que je reconstruis sa signification de telle façon qu’il jaillit en moi une douce mélancolie. Cette douce mélancolie dépend du tableau en tant que la scène qu’il représente me rappelle des impressions mélancoliques personnelles, ou se trouve reprise imaginativement à mon propre compte avec toute sa puissance génératrice de mélancolie. Mais ni dans l’un, ni dans l’autre cas je n’attribue la mélancolie ou l’émotion spécifique qui est suscitée à la chose réelle, au tableau. Au contraire, je dis que « je trouve le tableau mélancolique », voulant dire par là qu’il est, par son caractère, propre à évoquer une situation mélancolique imaginaire en mon propre esprit. On doit se rappeler que l’analyse du mouvement de « sympathie esthétique » (Einfühlung) ne devrait pas nous conduire à le scinder effectivement en deux facteurs : le facteur qui consiste à attribuer une vie intérieure à l’objet, et celui qui

  1. C’est de l’esthétique que je m’occupe spécialement. Quant aux autres cas de projection ou de transport d’états émotionnels à des personnes ou à des choses on ne voit pas bien jusqu’à quel point il y a là quelque chose de plus qu’un sentiment général qui soit réellement senti. On peut seulement supposer ou concevoir que l’émotion concrète est dans l’objet. Voir pourtant la critique qu’Urban fait de Witasek (Valuation, etc., chap. viii).