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en Allemagne. Donc Nietzsche savait que, pour sa doctrine du retour éternel, il avait un prédécesseur récent et un Français. Il tenait fort, d’ailleurs, à être au courant des ouvrages venus de France. Il a bien pu (mais ceci est une simple hypothèse) voir en librairie à Paris, à Nice même, ou faire venir de France la brochure de Blanqui. « Je me souviens, m’écrit de Barcelone M. Danielsen, de l’avoir vue dans un étalage de librairie à Stockholm en 1880. Peu de philosophes célèbres ont été aussi peu féconds que Nietzsche en invention de doctrines nouvelles. » Cette remarque irrévérencieuse eût indigné celui qui, dans la Volonté de puissance (§ 375) prononce ces paroles oraculaires qui prouvent que, sur sa table des valeurs, il avait rayé la modestie : « Ma philosophie apporte la grande pensée victorieuse qui finit par faire sombrer toute autre méthode. C’est la grande pensée sélectrice : les races qui ne la supportent pas sont condamnées, celles qui la considèrent comme le plus grand des bienfaits sont choisies pour la domination. » Et nunc erudimini, omnes gentes...[1]

Un professeur de philologie grecque ne pouvait pourtant ignorer que les Stoïciens faisaient recommencer le monde après chaque conflagration. Les dieux eux-mêmes recommençaient leurs destinées, à plus forte raison les simples mortels. Socrate épousait de nouveau Xanthippe, toujours aussi acariâtre, buvait de nouveau la ciguë. Cette idée du retour des mêmes événements inspirait au sage le détachement, la résignation, l’absence de tout étonnement devant un monde toujours semblable à lui-même et que nous ne pouvons changer. Comme, d’ailleurs, ce monde paraissait aux Stoïciens un magnifique déploiement de tension et de raison, de τόνος et de λόγος, ils professaient l’optimisme et disaient : Rien de meilleur n’est possible ; ne nous troublons donc pas la cervelle, Nietzsche n’a fait que prendre pour un « enfantement » grandiose de son génie, sur les hauteurs de Silvaplana, ses souvenirs d’étudiant qui a lu Lucrèce et Marc-Aurèle, en attendant Lange.

Guyau qui, comme on sait, parle du retour éternel des mêmes choses dans ses vers sur l’Analyse spectrale [2], ne connaissait nullement

  1. On sait que, selon Nietzsche, cette « formule suprême, la plus haute qui se puisse concevoir », date du mois d’août de l’année 1881 ; qu’elle fut jetée sur une feuille avec cette inscription : « À 6 000 pieds au-dessus de la mer et bien plus haut au-dessus de toutes les choses humaines. » On sait aussi que, selon Nietzsche, «  l’enfantement se fit soudainement et dans les conditions les plus invraisemblables ». « Cent indices, ajoute-t-il, annoncèrent l’approche de quelque chose d’incomparable. »
  2. Puisque tout se copie et se tient dans l’espace,
    Tout se répète aussi, j’en ai peur, dans le temps ;
    Ce qui passe revient et ce qui revient passe,
    C’est un cercle sans fin que la chaîne des ans.

    Par cercle sans fin, Guyau entendait la spirale qui se répète sans cesse, en ses tours et retours sans nombre.

    On se rappelle que, dans l’Esquisse d’une Morale sans obligation ni sanction,