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observations et discussions

le livre de Blanqui ; j’en ai la certitude ; mais il avait été conduit à cette idée et par ses réflexions propres et par l’étude d’Épicure et de Lucrèce. Il venait d’écrire sa Morale d’Épicure.

II

Me permettra-t-on d’ajouter à cette note historique quelques mots sur le fond même de la question, je veux dire sur l’hypothèse du retour éternel ? Au risque de confirmer une fois de plus l’infériorité de la « race française, faite pour être dominée » par la « race » allemande[1], je ne crois pas que la « grande pensée sélectrice » puisse avoir, comme se l’imaginaient Nietzsche avec Lange, une valeur scientifique[2]. Dans la science, l’infini a un sens déterminé dont on n’a pas le droit de s’écarter. Des théorèmes relatifs à l’immensité de l’espace, du temps, du monde, sont hasardeux même pour le calcul infinitésimal. Quant au nombre fini des éléments, dont parle Lange, nous ignorons entièrement ce qu’est un élément, un atome, un électron, ni si les éléments sont en nombre fini ou sans nombre, ni s’il y en a et si ce ne sont pas plutôt des conceptions purement symboliques à notre usage.

L’électron est un atome comme le système solaire est un atome,


    Guyau dit : « Nous croyons que la nature a un but, qu’elle va quelque part ; c’est que nous ne la comprenons pas. Nous la prenons pour un fleuve qui coule vers son embouchure et y arrivera un jour, mais la nature est un océan. Donner un but à la nature, ce serait la rétrécir, car un but est un terme. Ce qui est immense n’a pas de but. L’océan, lui, ne travaille pas, ne produit pas, il s’agite ; il ne donne pas la vie, il la contient ; ou plutôt il la donne et la retire avec la même indifférence ; il est le grand roulis éternel qui berce les êtres... Cette tempête des eaux n’est que la continuation, la conséquence de la tempête des airs... À mesure que je réfléchis, il me semble voir l’océan monter autour de moi, envahir tout, emporter tout ; il me semble que je ne suis plus moi-même qu’un de ses flots ; que la terre a disparu, que l’homme a disparu, et qu’il ne reste plus que la nature avec ses ondulations sans fin, ses flux, ses reflux, les changements perpétuels de sa surface qui cachent sa profonde et monotone uniformité. » Nietzsche, qui avait lu et annoté ces pages, dit à son tour dans la Volonté de puissance : « Force partout, le monde est jeu des forces et onde des forces, à la fois un et multiple, s’accumulant ici tandis qu’il se réduit là-bas, une mer de forces agitées dont il est la propre tempête se transformant éternellement dans un éternel va-et-vient avec d’énormes années de labeur, avec un flot perpétuel de ses formes ; ... il est ce qui doit éternellement revenir, étant un devenir qui ne connaît point de satiété, point de dégoût, point de fatigue. » Si Nietzsche n’a pas connu les pages de M. G. Le Bon sur le retour éternel, il a probablement lu le discours de Nœgeli sur les limites de la connaissance naturelle, qui ne fut guère moins commenté en Allemagne que le discours analogue de Dubois-Reymond, et où Nœgeli développait l’hypothèse du retour telle que Lange l’avait formulée. (Voir notre livre sur Nietzsche et l’immoralisme.)

  1. Nietzsche, la Volonté de puissance, p. 189-190, Aphorismes, 385
  2. Nous différons sur ce point de M. Batault, qui, dans la Revue philosophique de février 1904, présente l’hypothèse du retour comme une déduction de la science moderne, due au génie de Nietzsche.