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Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 67.djvu/528

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ciel que nous n’en pouvons penser, mais il y en a plus dans chaque petit grain de matière ou de ce dont la matière est sortie, qu’on l’appelle protyle, éther, ou de tout autre nom cachant notre ignorance. Les choses s’enveloppent à l’infini aussi bien dans le sens de l’infiniment petit que de l’infiniment grand. Nous ignorons toutes les virtualités que peut renfermer l’existence. Nos spéculations sur les possibles et les impossibles dans le monde sans bornes sont en l’air. Tous les termes du retour éternel sont des inconnus impénétrables à la science ; le retour éternel n’a donc de scientifique que l’apparence ; c’est un jeu de l’ars combinatoria, qui laisse fuir le réel. Je dissertais récemment de la question mathématique avec un jeune mathématicien que je crois expert et d’esprit délié. Selon lui, — son raisonnement me paraît exact, — en admettant que l’espace a trois dimensions (ce qui, d’après certains géomètres, est une hypothèse, lorsqu’on veut discuter in abstracto) il faut 3 paramètres pour définir la position d’un point, en l’espèce, d’un atome si cet atome est ponctuel, et il en faut 6 si l’atome, ne pouvant être assimilé à un point, est défini comme un solide (par exemple les 3 coordonnées de l’origine d’un trièdre invariablement lié à l’atome, par rapport à un trièdre fixe dans l’espace, et les 3 angles d’Euler définissant l’orientation de ce trièdre mobile par rapport au trièdre fixe). Dans ces conditions, un système de n atomes sera défini par 3 n ou 6 n paramètres suivant que l’on fera la première ou la deuxième hypothèse. Laissant tous les paramètres fixes excepté, par exemple, l’abscisse de l’origine de l’un des trièdres mobiles, je puis faire varier cette abscisse de la valeur actuelle à + ∞, ce qui me donnera, pour le système, une infinité d’états différents par lesquels il n’aura évidemment achevé de passer qu’au bout d’un temps infini. Il en sera de même a fortiori si l’on fait varier les 3 n ou 6 n paramètres simultanément et si le nombre n croît au delà de toutes limites. En d’autres termes, dans un système constitué par un nombre fini d’atomes, supposez-les tous immobiles sauf un seul, que vous conduirez de sa position actuelle jusqu’à l’infini, le système entier passera par une série indéfinie d’états différents pendant un temps infini. On peut, il est vrai, objecter que les liaisons des atomes s’opposent à un tel déplacement d’un ou de plusieurs d’entre eux ; mais nous ne connaissons pas ces liaisons ni leur nature, nous pouvons donc supposer que ces liaisons enveloppent des virtualités de variations à l’infini.

Selon moi, le problème est insoluble. Il faudrait connaître l’expression des divers paramètres qui définissent à un instant donné l’état du monde en fonction de la seule variable réelle, le temps, pour savoir si ces paramètres ont tous une période commune ou non, si le monde tend ou non vers un état limite.

Pour revenir à Nietzsche, il s’est contredit lui-même en admettant d’une part, le pouvoir qu’aurait la réalité, l’élan vital, de se dépasser sans cesse, et, d’autre part, son impuissance à sortir d’un cercle