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ils avaient montré une attitude si correcte qu’elle leur avait valu des éloges en haut lieu. Quelle apparence y avait-il que, dans les nouveaux événements qui se préparaient entre la France et l’Angleterre, ils dussent changer de conduite ? Le gouvernement n’avait qu’à les laisser tranquilles sur cette question du serment, qu’à ne pas vouloir réviser une forme d’allégeance qui avait été acceptée des deux parts, officiellement garantie et sanctionnée, et dont tous s’étaient bien trouvés, pour que, advenant la guerre, les neutres fussent restés en dehors et au-dessus de la mêlée, tout comme auparavant. Il y a quelque chose de triste et d’enfantin à la fois, à vouloir soutenir, ainsi que font des écrivains réputés sérieux, que la déportation fut nécessaire, fut une mesure, cruelle sans doute, mais nécessaire, de ce chef que l’Angleterre n’aurait jamais pu, autrement, s’emparer du Canada ni le garder. D’abord, en quoi était-il nécessaire que l’Angleterre s’emparât du Canada ? Surtout, quelle obligation y avait-il de disperser au préalable ces quinze mille paysans neutres, qui, depuis 1730, n’étaient jamais sortis des limites de leur neutralité, et qui, au surplus, à l’époque qui nous occupe, n’avaient pas une seule arme ? « Je me hâte de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer », disait Figaro.[1] Devant cet argument de nécessité qu’on nous sert pour justifier la déportation, nous devrions rire, si les larmes n’étaient les plus fortes et si notre cœur ne pouvait plus éprouver qu’une indicible navrance. J’ajoute que cette expulsion, dont l’inutilité absolue frappe tous les gens honnêtes, a nui grandement aux meilleurs intérêts de cette province même que leur départ était censé favoriser ; elle fut un acte hautement impolitique et anti-économique, en donnant à ces mots leur sens le plus réaliste. Du jour au lendemain, en effet, la péninsule fut transformée de contrée fertile en désert ; elle fut privée de ces admirables colons français, durs au travail, ingénieux et forts. Malgré des offres alléchantes, il se passa des années avant qu’on pût les remplacer. Et le furent-ils jamais vraiment ? Est-ce que leurs successeurs n’ont pas avoué au gouvernement qu’il y avait de ces choses, comme les aboiteaux par exemple, qu’ils se sentaient incapables, je ne dis pas de construire, mais de réparer seulement, suppliant qu’on appelât les déportés à leur secours ?[2] Voilà donc des milliers de bras, habitués à remuer le sol, à l’ensemencer, que l’on supprime d’un coup. Quelle force soudain anéantie ! Et quelle destruction impie de toute la richesse économique d’un état ! La colère, la haine nationale et religieuse, ont-elles

  1. Beaumarchais. Le Barbier de Séville, Act. i, Se. 2. — Et Byron devait répéter : « And if I laugh at any mortal thing,’tis that I may not weep. » Don Juan, Cant. i, St. iv. — Mais Sénèque avait dit : « Aut ridenda omnia aut fienda sunt ». (De Ira. lib. ii, 10).
  2. Canada-Français. Doc. in. sur l’Acadie. ii, 93. Memorial of the Inhabitants of King’s County, etc.