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Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/135

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" mais les âmes violentes sont la proie des flammes les plus terribles. C’est un feu dont le souffle des passions augmente l’impétuosité, qui monte orgueilleusement, et qui brûle pour la vengeance ". Oui, la vengeance. Car peux-tu penser que, si je n’étais pas retenu par l’opinion que la stupide famille des Harlove ne travaille que pour moi, je supportasse un moment leurs insultes ? Qui me croira jamais capable de me laisser braver comme je le suis, menacer comme je suis menacé, par ceux à qui ma seule vue cause de l’effroi, et sur-tout par ce frère brutal, qui me doit la vie, (une vie, à la vérité, qu’il n’est pas digne de perdre par mes mains), si mon orgueil n’était plus satisfait de savoir que, par l’espion même qu’il entretient pour m’observer, je le joue à mon gré, j’enflamme, je refroidis ses violentes passions autant qu’il convient à mes vues, je l’informe assez de ma conduite et de mes intentions, pour lui faire mettre une aveugle confiance dans cet agent à double face , que je joue lui-même par tous les mouvemens qu’il ne reçoit que de mes volontés ? Voilà, mon ami, ce qui élève mon orgueil au-dessus de mon ressentiment. Par cette machine, dont j’entretiens continuellement les ressorts, je me fais un amusement de les jouer tous. Le vieux matelot d’oncle n’est que mon ambassadeur auprès de la reine mère Howe, pour l’engager à se joindre à la cause des Harlove, dans la vue d’en faire un exemple pour la princesse sa fille, et à les fortifier de son secours pour le soutien d’une autorité qu’ils sont résolus de faire valoir, bien ou mal-à-propos, sans quoi j’aurais peu d’espérance. Quel peut être mon motif ? Me demandes-tu. Le voici, pauvre butord ! Que ma charmante ne puisse trouver de protection hors de ma famille ; car, si je connais bien la sienne, elle sera forcée de prendre la fuite ou de recevoir l’homme qu’elle déteste. Il arrivera donc, si mes mesures sont bien prises, et si mon esprit familier ne me manque pas au besoin, qu’elle viendra tomber entre mes bras, en dépit de tous ses proches, en dépit de son cœur inflexible : qu’elle sera tôt ou tard à moi, sans conditions, sans la réformation promise, peut-être sans qu’il soit besoin d’un long siège, et qu’il dépendra même de moi de la mettre à plus d’une épreuve. Alors je verrai tous les faquins

et toutes les faquines de la famille, ramper à mes pieds. Je leur ferai la loi. Je forcerai ce frère impérieux et sordide de venir plier le genou sur le marche-pied de mon trône. Mes seules alarmes viennent du peu de progrès que je crains d’avoir fait jusqu’à présent dans le cœur de cette charmante pièce de glace. Un si beau teint, sur les plus beaux traits du monde, tant d’éclat dans les yeux, une taille si divine, une santé si florissante, un air si animé, toute la fleur de la première jeunesse, avec un cœur si impénétrable ! Et moi pour amant ! L’heureux, le favorisé Lovelace ! Quel moyen d’y rien comprendre ? Cependant il se trouve des gens, et j’ai parlé à quelques-uns, qui se souviennent de l’avoir vu naître. Norton, qui a été sa nourrice, se vante de lui avoir rendu, dans son enfance, les soins maternels, et d’avoir servi par degrés à son éducation. Ainsi voilà des preuves convaincantes qu’elle n’est pas descendue tout d’un coup du ciel, comme un ange. Comment se peut-il donc qu’elle ait le cœur insensible ? Mais voici l’erreur, et j’appréhende bien qu’elle n’en guérisse jamais. Elle prend l’homme qu’elle appelle son père (il n’y aurait rien à reprocher à sa mère, si elle n’était la femme d’un tel père), elle prend les