Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/155

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Une autre raison me porte à t’en presser beaucoup. Ce jeune cœur est touché d’amour. Il ressent une passion dont le nom lui est encore inconnu. Je l’ai surprise, un jour, qui suivait des yeux un jeune apprenti charpentier, fils d’une veuve qui demeure de l’autre côté de la rue. C’est un assez joli paysan, qui peut avoir trois ans plus qu’elle. Les jeux de l’enfance ont commencé apparemment cette liaison, sans qu’ils s’en soient peut-être aperçus jusqu’à l’ âge où la nature ouvre la source du sentiment ; car je n’ai pas été long-temps à remarquer que leur affection est réciproque. Voici mes preuves. Le soin de se tenir droit, et une révérence, qui ne manque jamais, à l’instant que le garçon aperçoit sa jolie maîtresse ; la curiosité de se tourner souvent, à mesure qu’il marche, pour saluer des yeux ceux de la belle, qui paroissent le suivre ; et lorsqu’il tourne un coin de rue, qui va le priver de la voir, la moitié de son corps qui s’avance, en se courbant, pour ôter son chapeau et la saluer encore une fois. J’étais un jour derrière elle, sans qu’elle m’eût aperçu. Elle lui répondit par une profonde révérence, et par un soupir que Jean était trop loin pour entendre. Heureux coquin ! Dis-je en moi-même. Je me retirai, et mon bouton de rose se hâta de rentrer ; comme si ce spectacle muet eût suffi pour la rendre contente, et qu’elle n’eût rien désiré de plus. J’ai examiné son petit cœur. Elle m’a fait son confident. Jean Barton lui plairait assez, m’a-t-elle avoué ; et Jean Barton lui a dit qu’il l’aimerait plus que toutes les autres filles du village. Mais, hélas ! Il n’y faut pas penser. Et pourquoi ? Lui ai-je demandé. Elle ne sait pas, m’a-t-elle répondu, avec un soupir ; mais Jean est neveu d’une tante qui lui a promis cent guinées, pour s’établir à la fin de son apprentissage ; et son père à elle ne peut donner que fort peu de chose. Et quoique la mère de Jean dise qu’elle ne sait pas où son fils pourrait trouver une fille plus jolie et de meilleure famille, cependant a-t-elle ajouté, avec un autre soupir, les discours ne servent de rien ; je ne voudrais pas que Jean fût pauvre et malheureux pour l’amour de moi. Quel avantage m’en reviendrait-il, monsieur ? Vous le savez. Que ne donnerais-je pas, Belfort (car, Dieu me damne ! Je crois que mon ange me réformera, si l’implacable folie de ses parens ne nous perd pas tous deux) que ne donnerais-je pas, te dis-je, pour avoir un cœur de la même bonté et de la même innocence que celui de Jean ou de mon bouton de rose ? Je sais que le mien est un misérable cœur qui n’est pétri que de méchanceté ; et je m’imagine même que je l’ai reçu tel de la nature. Quelquefois, à la vérité, il s’y élève un bon mouvement, mais qui expire aussi-tôt. Ses délices sont le goût de l’intrigue, les noires inventions, la gloire de triompher, le plaisir de voir ses désirs secondés par la fortune, et une force de tempérament. Que sert de le déguiser ? Je n’aurais été qu’un vaurien, quand je serais né pour la charrue. Cependant je trouve quelque satisfaction à penser que la réformation ne m’est pas impossible. Mais alors, mon ami, il faudrait voir un peu meilleure compagnie ; car il est certain que nous ne servons entre nous qu’à nous endurcir dans le vice. Ne t’alarme pas, mon enfant, tu auras du temps de reste, toi et tes camarades pour choisir un autre chef, et je me figure que tu seras l’homme qui leur convient. En même tems, comme c’est ma règle, lorsque j’ai commis une action noire, de faire quelque bien par voie d’expiation, et que je me crois