Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/223

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

hélas ! J’ignore ce que je puis souhaiter sans crime. Cependant je souhaiterais qu’il plût à Dieu de m’appeller à lui dans sa miséricorde : je n’en ai plus à me promettre ici bas. Qu’est-ce que ce monde ? Qu’offre-t-il à désirer ? Les biens dont nous avons l’espérance sont si mêlés, qu’on ne sait de quel côté doivent tomber les désirs. La moitié du genre humain sert à tourmenter l’autre, et souffre elle-même autant de tourment qu’elle en cause. C’est particuliérement le cas où je suis, car, en me rendant malheureuse, mes proches ne travaillent pas pour leur propre bonheur ; à l’exception néanmoins de mon frère et de ma sœur, qui paroissent y trouver leurs délices, et jouir de tout le mal qu’ils me font. Mais il est temps d’abandonner la plume, puisqu’au lieu d’encre il n’en coule que du fiel.



Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

vendredi, à six heures du matin. Mademoiselle Betty m’apprend qu’on ne s’entretient que de mon départ. Elle a reçu ordre, dit-elle, de se tenir prête à partir avec moi ; et sur quelques marques d’aversion que j’ai données pour ce voyage, elle a eu l’audace de me dire que, m’ayant quelquefois entendu vanter la situation romanesque du château de mon oncle, elle est surprise de me voir cette froideur pour une maison conforme à mon goût. Je lui ai demandé si cette insolence venait d’elle-même, ou si c’était une observation de sa maîtresse ? Elle m’a causé bien plus d’étonnement par sa réponse ; c’était une chose bien dure, m’a-t-elle dit, qu’il ne pût sortir un bon mot de sa bouche, sans qu’on lui en dérobât l’honneur. Comme il m’a paru qu’effectivement elle croyait avoir dit quelque chose d’admirable, sans en sentir la hardiesse, j’ai pris le parti de ne pas relever son impertinence. Mais, au fond, cette créature m’a causé quelquefois de l’étonnement par ses effronteries ; et depuis qu’elle est auprès de moi, j’ai trouvé, dans son audace, plus d’esprit que je ne lui en avois jamais soupçonné. C’est une marque que l’insolence est son talent, et que la fortune, en la plaçant au service de ma sœur, ne l’a pas traitée avec autant de faveur que la nature, qui l’a rendue plus propre à être sa compagne. Il me vient quelquefois à l’esprit que, moi-même, la nature m’a plutôt faite pour les servir toutes deux, que pour être la maîtresse de l’une ou la sœur de l’autre ; et, depuis quelques mois, la fortune m’a traitée comme si elle était de la même opinion. Vendredi, à dix heures. En allant tout-à-l’heure à ma volière, j’ai entendu mon frère et ma sœur qui rioient de toute leur force avec leur Solmes, et qui semblaient jouir de leur triomphe. La grande charmille qui sépare la cour du jardin, les empêchait de me voir. Il m’a paru que mon frère venait de leur lire sa dernière lettre ; démarche fort prudente ! Et qui s’accorde fort bien, direz-vous, avec toutes leurs vues, de me faire la femme d’un homme, auquel ils découvrent ce qu’un peu de bonté devrait leur faire cacher soigneusement dans cette