Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/23

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Mon père, après avoir gardé long-temps le silence, étant pressé par mon oncle Antonin, d’expliquer son sentiment, apprit à l’assemblée que dès les premières visites de M Lovelace, il avait reçu une lettre de son fils James , qu’il n’avait montrée qu’à ma mère, parce que le traité pour ma sœur était déjà rompu : que dans cette lettre, son fils témoignait beaucoup d’éloignement pour une alliance avec M Lovelace, à cause de ses mauvaises mœurs : qu’à la vérité, il n’ignorait pas qu’ils étoient mal ensemble depuis long-temps ; que, voulant prévenir toute occasion de mésintelligence et d’animosité dans sa famille, il suspendrait la déclaration de ses sentimens, jusqu’à l’arrivée de mon frère, pour se donner le temps d’entendre toutes ses objections ; qu’il était d’autant plus porté à cette condescendance pour son fils, qu’en général le caractère de M Lovelace n’était pas trop bien établi ; qu’il avait appris, et qu’il supposait tout le monde informé que c’était un homme sans conduite, qui s’était fort endetté dans ses voyages ; et dans le fond, lui plut-il d’ajouter, il a tout l’air d’un dissipateur. J’ai su toutes ces circonstances, en partie, de ma tante Hervey, en partie de ma sœur ; car on m’avait dit de me retirer lorsqu’on était entré en matière. à mon retour, mon oncle Antonin me demanda si j’aurais du goût pour M Lovelace. Tout le monde, ajouta-t-il, s’était aperçu que j’avais fait sa conquête. Je répondis à cette question : point du tout, M Lovelace paraît avoir trop bonne opinion de sa personne et de ses qualités, pour être jamais capable de beaucoup d’attentions pour sa femme. Ma sœur témoigna particulièrement qu’elle était satisfaite de ma réponse : elle la trouva juste, et loua fort mon jugement, apparemment parce qu’il s’accordait avec le sien. Mais, dès le jour suivant, on vit arriver milord M au château d’Harlove. J’étais alors absente. Il fit sa demande dans les formes, en déclarant que l’ambition de sa famille était de s’allier avec la nôtre, et qu’il se flattait que la réponse de la cadette serait plus favorable à son parent que celle de l’aînée. En un mot, les visites de M Lovelace furent admises, comme celles d’un homme qui n’avait pas mérité que notre famille manquât de considération pour lui. Mais, à l’égard de ses vues sur moi, mon père remit à se déterminer après l’arrivée de son fils ; et pour le reste, on s’en reposa sur ma discrétion. Mes objections contre lui étoient toujours les mêmes. Le temps nous rendit plus familiers ; mais je ne voulus jamais entendre de lui que des discours généraux, et je ne lui donnai aucune occasion de m’entretenir en particulier. Il supporta cette conduite avec plus de résignation qu’on en devait attendre de son caractère naturel, qui passe pour vif et ardent ; ce qui lui vient sans doute de n’avoir jamais été contrarié dès l’enfance, erreur trop ordinaire dans les grandes familles où il n’y a qu’un seul fils. Sa mère n’a jamais eu d’autre enfant que lui. Mais sa patience, comme je vous l’ai déjà dit, ne m’empêchait pas de remarquer que, dans la bonne opinion qu’il a de lui-même, il ne doutait pas que son mérite ne le fît parvenir insensiblement à m’engager ; et s’il y parvenait une fois, dit-il un jour à ma tante Hervey, il se promettait que l’impression serait durable dans un caractère aussi solide que le mien. Pendant ce tems-là, ma sœur expliquait sa modération dans un autre sens, qui aurait peut-être eu plus de force, de la part d’un esprit moins prévenu. " c’était un homme qui n’avait point de passion pour le mariage, et qui était capable de s’attacher à trente maîtresses. Ce délai convenait également à son humeur volage