Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/24

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et au rôle d’indifférence que je jouais parfaitement ". Ce fut son obligeante expression. Quelque motif qu’il pût avoir pour ne pas se lasser d’une patience si opposée à son naturel, et dans une occasion où l’on supposait qu’au moins du côté de la fortune, l’objet de ses recherches devait exciter sa plus vive attention, il est certain qu’il évita par-là quantité de mortifications ; car pendant que mon père suspendait son approbation jusqu’à l’arrivée de mon frère, il reçut de tout le monde les civilités qui étoient dues à sa naissance, et quoique de tems en temps il nous vînt des rapports qui n’étoient pas à l’honneur de sa morale, nous ne pouvions l’interroger là-dessus, sans lui donner plus d’avantage que la prudence ne le permettait dans la situation où il était avec nous ; puisqu’il y avait beaucoup plus d’apparence que sa recherche serait refusée, qu’il n’y en avait qu’elle pût être acceptée. Il se trouva ainsi presque le maître du ton qu’il voulut prendre dans notre famille. Comme on ne remarquait rien dans sa conduite qui ne fût extrêmement respectueux, et qu’on n’avait à se plaindre d’aucune importunité violente, on parut prendre beaucoup de goût aux agrémens de sa conversation. Pour moi, je le considérais sous le même jour que nos compagnies ordinaires ; et lorsque je le voyais entrer ou sortir, je ne croyais pas avoir plus de part à ses visites que le reste de la famille. Cependant cette indifférence de ma part servit à lui procurer un fort grand avantage. Elle devint comme le fondement de cette correspondance par lettres qui suivit bientôt, et dans laquelle je ne serais pas entrée avec tant de complaisance, si elle n’eût été commencée lorsque les animosités éclatèrent. Il faut vous en apprendre l’occasion. Mon oncle Hervey est tuteur d’un jeune homme de qualité, qu’il se propose de faire partir dans un an ou deux, pour entreprendre ce qu’on appelle le grand tour . M Lovelace lui paroissant capable de donner beaucoup de lumières sur tout ce qui mérite les observations d’un jeune voyageur, il le pria de lui faire, par écrit, une description des cours et des pays qu’il avait visités, avec des remarques sur ce qu’il y avait vu de plus curieux. Il y consentit, à condition que je me chargerais de la direction et de l’arrangement de ce qu’il nommait les sujets. On avait entendu vanter sa manière d’écrire. On se figura que ses relations pourraient être un amusement agréable pendant les soirées d’hiver, et que, devant être lues en pleine assemblée, avant que d’être livrées au jeune voyageur, elle ne lui donneraient aucune occasion de s’adresser particulièrement à moi. Je ne fis pas scrupule d’écrire, pour lui proposer quelquefois des doutes, ou pour lui demander des éclaircissemens qui tournaient à l’instruction commune ; j’en fis peut-être d’autant moins, que j’aime à me servir de ma plume ; et ceux qui sont dans ce goût, comme vous savez, se plaisent beaucoup à l’exercer. Ainsi, avec le consentement de tout le monde, et les instances de mon oncle Hervey, je me persuadai que faire seule la scrupuleuse, ç’eût été une affectation particulière, dont un homme vain pouvait tirer avantage, et sur laquelle ma sœur n’aurait pas manqué de faire des réflexions. Vous avez vu quelques-unes de ces lettres, qui ne vous ont pas déplu, et nous avons cru reconnaître, vous et moi, que M Lovelace était un observateur au-dessus du commun. Ma sœur convint elle-même qu’il avait quelque talent pour écrire, et qu’il n’entendait pas mal les descriptions.