Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/240

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En qualité d’exécuteur, c’est une protection à laquelle je puis m’abandonner sans reproche ; enfin, je ne me connais pas d’autre espérance, quoique mes amis semblent s’en défier. à l’égard de M Lovelace, quand je serais sûre de sa tendresse, et même de sa réformation, accepter la protection de sa famille, c’est accepter la sienne. Pourrais-je me dispenser de recevoir ses visites dans la maison de ses tantes ? Ne serait-ce pas me jeter dans la nécessité d’être à lui, quand je découvrirais de nouvelles raisons de le fuir, en le voyant de plus près ? C’est une de mes anciennes observations, qu’entre les deux sexes, la distance sert à se tromper mutuellement. ô ma chère ! Quels efforts n’ai-je pas faits pour devenir sage ? Quels soins n’ai-je pas apportés à choisir ou à rejeter tout ce que j’ai cru capable de contribuer ou de nuire à mon bonheur ? Cependant, par une étrange fatalité, il y a bien de l’apparence que toute ma sagesse n’aboutira qu’à la folie. Vous me dites, avec la partialité ordinaire de votre amitié, qu’on attend de moi ce qu’on n’attendrait pas de beaucoup d’autres femmes. C’est une leçon que je reçois à ce titre. Je sens que, pour ma réputation, en vain mon cœur serait content de ses motifs, s’ils n’étoient pas connus du public. Se plaindre de la mauvaise volonté d’un frère, c’est un cas ordinaire dans les divisions d’intérêt. Mais lorsqu’on ne peut accuser un frère coupable, sans faire tomber une partie du reproche sur les duretés d’un père, qui pourrait se résoudre à se délivrer du fardeau, pour en charger une tête si chère ? Et, dans toutes ces suppositions, la haine que M Lovelace porte à chaque personne de ma famille, quoiqu’elle ne soit qu’un retour pour celle qu’on lui a déclarée, ne paroîtrait-elle pas extrêmement choquante ? N’est-ce pas une marque qu’il y a dans son naturel quelque chose d’implacable, comme d’extrêmement impoli ? Et quelle femme au monde pourrait penser à se marier, pour vivre dans une inimitié perpétuelle avec sa famille ? Mais, craignant de vous fatiguer, et lasse moi-même, je quitte la plume. M Solmes est ici continuellement. Ma tante Hervey, mes deux oncles, ne s’éloignent pas davantage. Il se machine quelque chose contre moi, je n’en saurais douter. Quel état, d’être sans cesse en alarme, et de voir une épée nue qui nous pend sur la tête ! Je ne suis informée de rien que par l’insolente Betty, qui me lâche toujours quelques traits de l’effronterie à laquelle elle est autorisée. Quoi ! Miss, vous ne mettez pas ordre à vos affaires ? Comptez qu’il faudra partir lorsque vous y penserez le moins. D’autres fois, elle me fait entendre à demi-mot, et comme dans la vue de m’inquiéter, ce que l’un, ce que l’autre dit de moi, et leur curiosité sur l’emploi que je fais de mon tems. Elle y mêle souvent l’outrageante question de mon frère, si je ne m’occupe pas à composer l’histoire de mes souffrances ? Mais je suis faite à ses discours, et c’est le seul moyen que j’aie d’apprendre, avant l’exécution, les desseins qu’on forme contre moi. Comme elle s’excuse sur ses ordres, lorsqu’elle pousse trop loin l’impertinence, je l’écoute patiemment, quoique ce ne soit pas sans quelque soulèvement de cœur. Je m’arrête ici, pour porter ce que je viens d’écrire au dépôt. Adieu, ma chère. Clarisse Harlove.