Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/28

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d’autant plus qu’il avait reçu quelques affronts trop ouverts pour être excusés. Cependant je lui dis que dans quelques fautes que mon frère pût tomber, j’étais déterminée à ne pas rompre avec lui, si je pouvais l’éviter ; et que, puisqu’ils ne pouvaient se voir tranquillement l’un et l’autre, je serais bien aise qu’il ne se jetât point au-devant de mon frère, parce que j’étais sûre que mon frère ne s’empresserait pas de le chercher. Il parut fort piqué de cette réponse. La sienne fut qu’il devait souffrir des outrages, puisque c’était ma volonté. On l’avait accusé lui-même de violence dans son caractère ; mais il espérait de faire connaître, dans cette occasion, qu’il savait prendre sur ses passions un ascendant dont peu de jeunes gens auraient été capables avec un si juste sujet de ressentiment ; et il ne doutait pas qu’une personne aussi généreuse et aussi pénétrante que moi, n’attribuât cette modération à ses véritables motifs. Il n’y avait pas long-temps que mon frère, avec l’approbation de mes oncles, avait employé un ancien intendant de milord M renvoyé par son maître, et qui avait eu quelque part à l’administration des affaires de M Lovelace, qui l’avait remercié aussi de ses services, pour s’informer de ses dettes, de ses sociétés, de ses amours, et de tout ce qui pouvait intéresser sa conduite. Ma tante Hervey me communiqua secrètement les lumières qu’on avait tirées par cette voie. " l’intendant reconnaissait que c’était un maître généreux ; qu’il n’épargnait rien pour l’amélioration de ses terres ; qu’il ne s’en rapportait pas aux soins d’autrui pour ses affaires, et qu’il y était fort entendu ; que, pendant ses voyages, il avait fait beaucoup de dépense, et contracté des dettes considérables ; mais que, depuis son retour, il s’était réduit à une somme annuelle, et qu’il avait réformé son train, pour éviter d’avoir obligation à son oncle et à ses tantes, qui lui auraient donné sans doute tout l’argent dont il aurait eu besoin ; mais qu’il n’aimait pas à les voir entrer dans sa conduite, et qu’ayant souvent des querelles avec eux, il les traitait si librement qu’il s’en faisait redouter ; que cependant ses terres n’avoient jamais été engagées, comme mon frère croyait l’avoir appris ; que son crédit s’était toujours soutenu, et qu’à présent même il n’était pas loin d’être quitte, s’il ne l’était déjà, avec tous ses créanciers ". " à l’égard des femmes, on ne l’épargnait pas. C’était un homme étrange. Si ses fermiers avoient des filles un peu jolies, ils se gardaient bien de les laisser paraître à ses yeux. On ne croyait pas qu’il eût de maîtresse entretenue. La nouveauté était tout pour lui ; c’est l’expression de l’intendant. On doutait que toutes les persécutions de son oncle et de ses tantes pussent le faire penser au mariage. Jamais on ne l’avait vu pris de vin. Mais il entendait merveilleusement l’intrigue, et on le trouvait toujours la plume à la main. Depuis son retour, il avait mené à Londres une vie fort déréglée. Il avait six ou sept compagnons aussi méchans que lui, qu’il amenait quelquefois dans ses terres ; et le pays se réjouissait toujours quand il les voyait partir. Quoique passionné, on avouait qu’il avait l’humeur agréable : il recevait de bonne grace une plaisanterie ; il voulait qu’on prît bien les siennes, il ne s’épargnait pas lui-même dans l’occasion, enfin, c’était, suivant le récit de l’intendant, l’homme le plus libre qu’il eût jamais connu ". Ce portrait venait d’un ennemi ; car suivant l’observation de ma tante, chaque mot que cet homme disait à son avantage était accompagné