Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/360

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crains de vous presser davantage. Cependant, ayez la bonté d’y faire un peu plus de réflexion, et d’examiner s’il ne vaut pas mieux partir avec moi qu’avec Lovelace. Voyez, en considérant les choses sous ce jour-là, si vous pouvez vaincre vos scrupuleux égards pour ma réputation. Que reprocher à une femme qui fuit avec une autre femme, et dans la seule vue d’éviter cette race d’hommes ? Je vous demande uniquement de peser cette idée ; et si vous pouvez vous mettre au-dessus du scrupule qui me regarde, de grâce, mettez-vous-y. C’est tout ce que j’avais à dire présentement sur cet article. Je passe à quelques autres endroits de vos lettres. Le temps viendra sans doute où je serai capable de lire vos touchantes narrations sans cette impatience et cette amertume de cœur dont je ne puis me défendre aujourd’hui, et qui se communiqueraient à ma plume, si mes réflexions s’attachaient à toutes les circonstances que vous m’écrivez. Je crains de vous donner le moindre conseil, ou de vous dire ce que je ferais à votre place, si vous continuez de refuser mes offres. Quelle serait mon affliction, s’il vous en arrivait quelque mal ! Je ne me le pardonnerais jamais. Cette considération a beaucoup augmenté l’embarras où j’étais pour vous écrire, à présent que vous touchez à la décision de votre sort, et lorsque vous rejetez la seule méthode qui convient à cette crise. Mais j’ai dit que je ne vous en parlerais plus. Cependant encore un mot, dont vous me gronderez autant qu’il vous plaira : s’il vous arrivait effectivement quelque malheur, j’en ferais toute ma vie un crime à ma mère. Ne doutez pas que je ne l’en accuse, et peut-être vous-même, si vous n’acceptez pas mon offre. Voici le seul conseil que j’aie à vous donner dans votre situation : si vous partez avec M Lovelace, prenez la première occasion pour vous assurer de lui par la cérémonie du mariage. Songez, que dans quelque lieu que vous puissiez vous retirer, tout le monde saura bientôt que c’est par son secours, et avec lui, que vous avez quitté la maison paternelle. Vous pouvez, à la vérité, le tenir éloigné pendant quelque tems, jusqu’à ce que les articles soient dressés, et que vous soyez satisfaite sur d’autres arrangemens que vous désirez. Mais ces considérations-mêmes doivent avoir moins de poids pour vous, qu’elles n’en auraient pour une autre dans les mêmes circonstances ; parce qu’avec tous les défauts qu’on voudra lui attribuer, personne ne lui reproche de manquer de générosité ; parce qu’à l’arrivée de M Morden, que l’honneur oblige de vous rendre justice en qualité d’exécuteur, vous ne sauriez manquer d’entrer en possession de votre terre ; parce que, de son côté, il jouit d’une fortune considérable ; parce que toute sa famille vous estime, et souhaite ardemment votre alliance ; parce qu’il ne fait pas difficulté lui-même de vous prendre sans aucune condition. Vous voyez comment il a toujours bravé vos riches parens : c’est une faute que je trouve pardonnable, et qui n’est peut-être pas sans noblesse. Je me persuade hardiment qu’il aimerait mieux vous voir à lui sans un sou, que d’avoir obligation à ceux qu’il n’a pas plus de raisons d’aimer, qu’ils n’en ont eux-mêmes de lui vouloir du bien. Ne vous a-t-on pas dit que son propre oncle ne peut soumettre cet esprit fier à lui devoir la moindre faveur ? Toutes ces raisons me persuadent que vous devez insister peu sur les articles. Ainsi, c’est mon opinion absolue que, si vous partez avec lui, la cérémonie ne doit pas être différée : et remarquez qu’alors c’est lui qui doit juger du tems auquel il pourra vous quitter avec sûreté.