Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/405

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qui l’y pousse doit passer à ses yeux pour le plus vil et le plus intéressé des séducteurs. Le lendemain, mardi, avant cinq heures du matin, une fille de l’hôtellerie vint m’avertir que mon frère m’attendait dans la salle d’en-bas, et que le déjeûner était prêt. Je descendis, le cœur aussi chargé que les yeux. Il me fit, devant l’hôtesse, quantité de remerciemens et de félicitations sur ma diligence, qui marquait, me dit-il, moins de répugnance à continuer notre voyage. Il avait eu l’attention, que je n’avais pas eue moi-même (car à quoi pouvait-il me servir d’en avoir alors, après en avoir manqué lorsqu’elle m’était nécessaire ?) de m’acheter un chapeau de velours et un mantelet fort riche, sans m’en avoir avertie. Il était en droit, me dit-il devant l’hôtesse et ses filles, de se récompenser de ses soins, et d’embrasser son aimable sœur, quoique un peu chagrine. Le rusé personnage prit sa récompense, et se vanta de m’avoir enlevé une larme ; en m’assurant du même ton, que je n’avais rien à redouter de mes parens, qui m’aimaient avec une tendresse extrême. Quel moyen d’être complaisante, ma chère, pour un homme de cette espèce ? Aussi-tôt que nous fûmes en marche, il me demanda si j’avais quelque répugnance pour le château de Milord M dans Hertfordshire ? Milord, me dit-il, était dans sa terre de Berk. Je lui répétai que mon penchant ne me portait point à paraître si tôt dans sa famille ; que ce serait marquer une défiance ouverte de la mienne ; que j’étais déterminée à prendre un logement particulier, et que je le priais de se tenir dans l’éloignement, du moins pour attendre ce que mes amis auraient pensé de ma fuite. Dans ces circonstances, ajoutai-je, je me flattais peu d’une prompte réconciliation ; mais s’ils apprenaient que je me fusse jetée sous sa protection, ou, ce qu’ils regarderaient du même œil, sous celle de sa famille, il fallait renoncer à toute espérance. Il me jura qu’il se gouvernerait entiérement par mes inclinations. Cependant Londres lui paroissant toujours l’asyle qui me convenait le mieux, il me représenta que, si j’y étais une fois tranquille, dans un logement de mon goût, il pourrait se retirer au château de M. Mais lorsque j’eus déclaré que je n’avais aucun penchant pour Londres, il cessa de me presser. Il me proposa, et j’y consentis, de descendre dans une hôtellerie voisine de Median ; c’est le nom du château de son oncle dans Hertfordshire. J’obtins la liberté d’y être deux heures à moi-même, et je les employai à vous écrire, pour continuer le récit que j’avais commencé à Saint-Albans. J’écrivis aussi à ma sœur, dans la double vue d’informer ma famille que j’étais en bonne santé, soit qu’elle y prenne intérêt ou non ; et de lui demander mes habits, quelques livres que je lui nomme, et les cinquante guinées que j’ai laissées dans mon tiroir. M Lovelace, à qui je ne déguisai pas le sujet de ma seconde lettre, me demanda si j’avais pensé à marquer une adresse à ma sœur. Non assurément, lui répondis-je ; j’ignore encore… je l’ignore de même, interrompit-il, et c’est le hasard qui m’y a fait penser ; (la bonne ame, si je l’en voulais croire !) mais, mademoiselle, je vous dirai comment on peut s’y prendre. Si vous êtes absolument déterminée contre le séjour de Londres, il ne laisse pas d’être à propos que votre famille vous y croie, parce qu’alors elle perdra l’espérance de vous trouver. Marquez à votre sœur qu’on peut adresser ce qui sera destiné