Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/427

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de toute ma famille, j’en ai eu d’autant moins d’inquiétude, qu’ayant tojours été fort au-dessus de l’hypocrisie, je ne cherche point à paraître meilleur que je ne suis réellement. Quelle nécessité d’être hypocrite, lorsque je me suis aperçu jusqu’à présent que la qualité de libertin ne m’a pas nui dans l’esprit des femmes ? Ma déesse elle-même a-t-elle fait difficulté d’entrer en correspondance avec moi, quoique ses parens eussent pris tant de peine à lui apprendre que j’en étais un ? Pourquoi prendre un nouveau caractère, qui serait au fond pire que l’autre ? D’ailleurs, Madame Greme est une pieuse matrône, qui n’aurait pas voulu blesser la vérité pour m’obliger. Elle priait autrefois le ciel pour ma réformation, lorsqu’on en avait l’espérance. Je doute qu’elle continue cette bonne pratique ; car son maître et mon très-honoré oncle ne fait pas scrupule, dans l’occasion, de dire beaucoup de mal de moi à tous ceux qui ont la bonté de l’entendre ; hommes, femmes et enfans. Ce cher oncle, comme tu sais, manque souvent au respect qu’il me doit. Oui, Belford, du respect : et pourquoi non ? Je te prie. Tous les devoirs ne sont-ils pas réciproques ? Pour Madame Greme, la bonne ame ! Lorsque son maître est attaqué de la goutte dans son château de Médian, et que l’aumônier ne s’y trouve point, c’est elle qui fait la prière ou qui lit un chapitre de quelque bon livre auprès du malade. Quel était donc le danger de laisser une si bonne espèce de femme avec ma charmante ? Je me suis aperçu que leur entretien était fort animé pendant la marche, et je m’en suis même ressenti ; car je ne sais pourquoi il m’est monté une charmante rougeur au visage. Je te répète, Belford, que je ne désespère pas d’ être honnête . Mais comme il nous arrive quelquefois, foibles mortels que nous sommes, de n’être pas maîtres de nous-mêmes, je dois m’efforcer d’entretenir la belle Clarisse dans une parfaite confiance, jusqu’à ce que je la tienne à Londres dans la maison que tu sais, ou dans quelqu’autre lieu qui ne soit pas moins sûr. Si je lui donnais auparavant le moindre sujet de soupçon, ou si j’entreprenais de contraindre ses volontés, elle pourrait implorer des secours étrangers, et susciter contre moi tout le canton ; ou se jeter peut être entre les bras de ses parens, aux conditions qu’ils jugeraient à propos de lui imposer : et si j’étais capable à présent de la perdre, ne serais-je pas indigne, mes enfans, de la qualité de votre chef ? Oserais-je lever les yeux devant les hommes, et montrer mon visage devant les femmes ? Dans l’état où j’ai conduit cette grande affaire, ma déesse n’ose avouer qu’elle soit partie contre son inclination ; et j’ai pris soin de faire croire aux implacables qu’il n’a rien manqué à son consentement. Elle a reçu la réponse de Miss Howe à une lettre qu’elle lui avait écrite de Saint-Albans. J’en ignore le sujet ; mais j’ai vu ses beaux yeux couverts de larmes, et l’orage ensuite est tombé sur moi. Miss Howe est aussi une créature charmante, mais d’une pétulance et d’une fierté singulières. Je la redoute. à peine sa mère est-elle capable de la contenir. Il faut que, par l’entremise de mon honnête Joseph, je continue de faire jouer cette vieille machine, l’oncle Antonin, sur la mère de cette dangereuse fille, pour la ménager suivant mes vues, et réduire ma belle à dépendre uniquement de moi. Madame Howe ne peut souffrir de contradiction. Sa fille n’est pas plus patiente. Une jeune personne, qui commence à trouver dans elle-même toutes les qualités maternelles, n’est pas fort à l’aise sous l’empire d’une mère. Belle carrière pour un intrigant !