Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/438

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Songes-tu quel serait le triomphe des orgueilleux Harloves, si je prenais le parti de l’épouser à présent ? Une famille inférieure à la mienne ! Nul d’entr’eux digne de mon alliance, à l’exception d’elle ! Un bien considérable, dans lequel je sais me renfermer pour éviter toutes sortes d’obligations et de dépendances ! Des espérances si relevées ! Ma personne, mes talens, qui ne sont pas méprisables assurément, et qui n’ont obtenu que le mépris des Harloves ! Obligé de rendre des soins furtifs à leur fille, tandis que deux maisons des plus considérables du royaume me faisaient des propositions auxquelles je fermais l’oreille, soit pour l’amour d’elle, soit parce que, détestant d’ailleurs le mariage, je suis résolu de n’avoir jamais d’autre femme : me voir forcé de la dérober, non-seulement à eux, mais à elle-même ! Et ne faut-il pas que je me réduise encore à implorer le pardon de sa famille ? à demander d’être reconnu pour le fils d’un sombre tyran, qui n’a que ses richesses à vanter ; pour le frère d’un misérable, qui a conçu contre moi une haine immortelle ; et d’une sœur indigne de mon attention (sans quoi j’aurais triomphé d’elle à mon gré, et sûrement avec mille fois moins de peine que de sa sœur, qu’elle a barbarement outragée) ; enfin pour le neveu de deux oncles, qui, n’ayant point d’autre mérite que leur fortune acquise, en prendraient droit de m’insulter, ou voudraient me voir rampant, dans l’attente de leur faveur ? Non, non, mes ancêtres ! On n’aura point à vous reprocher que le dernier de vos descendans, qui n’en est pas assurément le plus méprisable, s’abaisse, rampe, baise la poussière, pour devenir l’ esclave d’une femme ! Je reprendrai tantôt la plume.



M Lovelace au même.

mais cette femme, n’est-ce pas la divine Clarisse (supprimons le nom d’Harlove, que je méprise dans tout autre qu’elle) ? N’est-ce pas sur cet adorable objet que retombent implicitement mes menaces ? Si la vertu est la véritable noblesse, que Clarisse est ennoblie par la sienne ! Et qu’une alliance avec elle serait capable aussi d’ennoblir, s’il n’y avait point à lui reprocher la famille dont elle est sortie, et qu’elle préfère à moi ! Cependant, marchons la sonde en main. N’y a-t-il rien eu de repréhensible jusqu’à présent en elle-même ? Et quand on pourrait tout expliquer en ma faveur, mes réflexions sur le passé ne me rendront-elles pas malheureux, aussi-tôt que la nouveauté sera dépouillée de ses charmes, et que je serai en possession du bonheur où j’aspire ? Un libertin capable de délicatesse, la pousse plus loin que les autres hommes. Comme il est rare qu’il trouve les résistances de la vertu dans les femmes avec lesquelles il se lie, il s’accoutume à juger de toutes les autres par celles qu’il a connues. Il n’y a point de femme au monde qui résiste à la persévérance d’un amant, lorsqu’il fait proportionner l’attaque aux inclinations : c’est-là, comme tu sais, le premier article du symbole des libertins. Eh quoi, Lovelace ? T’entends-je demander avec surprise : peux-tu douter de la plus admirable de toutes les femmes ? Doutes-tu de la vertu de Clarisse ?