Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/94

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Dans une si malheureuse supposition, lui ai-je dit, je serai obligée de me conformer aux circonstances. on ne demande beaucoup qu’à ceux qui ont reçu beaucoup. je dois bénir vos soins et ceux de la bonne Madame Norton, pour m’avoir appris à me contenter de peu, de bien moins, si vous me permettez de le dire, que mon père n’avait la bonté de me donner tous les ans. Je me suis souvenue alors de l’ancien romain et de ses lentilles.

Quelle perversité ! A repris ma mère. Mais si vous comptez ensuite sur la faveur de l’un ou l’autre de vos deux oncles ; rien n’est plus vain que cette espérance. Vous serez abandonnée d’eux, je vous assure, si vous l’êtes de votre père. Ils vous renonceront aussi pour leur nièce.

J’ai répondu que j’étais extrêmement affligée de n’avoir pas eu tout le mérite nécessaire pour faire des impressions plus profondes sur leur cœur ; mais que je ne cesserais pas de les aimer et de les honorer pendant toute ma vie.

Tout ce langage, m’a-t-elle dit, ne servait qu’à mettre en évidence ma prévention en faveur d’un certain homme. En effet, mon frère et ma sœur n’allaient nulle part, où l’on ne parlât de cette prévention.

C’était un grand sujet de chagrin pour moi, ai-je répondu, d’être en proie, comme on le disait, aux discours publics ; mais je lui demandais la permission d’observer que les auteurs de ma disgrâce dans le sein de la famille, ceux qui parlaient de ma prévention au dehors et ceux qui lui en venaient faire le récit, étoient constamment les mêmes.

Elle m’a sévèrement reprise de cette réponse. J’ai reçu ses reproches en silence.

Vous êtes obstinée, Clarisse. Je vois que vous êtes obstinée. Elle s’est promenée dans la chambre d’un air chagrin. Ensuite, se tournant vers moi : je vois que le reproche d’obstination ne vous effraie pas. Vous n’avez pas d’empressement à vous justifier. Ma crainte était de vous expliquer tout ce que je suis chargée de vous dire, s’il demeure impossible de vous persuader. Mais je m’aperçois que j’ai eu trop bonne opinion de votre délicatesse et de votre sensibilité… une jeune personne, si ferme et si infléxible ne sera pas déconcertée de s’entendre déclarer que les articles sont actuellement dressés, et que dans peu de jours elle doit recevoir ordre de descendre pour les entendre lire et pour les signer, car il est impossible, si votre cœur est libre, que vous y trouviez le moindre sujet d’objection, excepté peut-être qu’ils vous sont trop favorables et à toute la famille.

Je suis demeurée sans voix, absolument sans voix. Quoique mon cœur fût prêt à se fendre, je ne pouvais ni pleurer ni parler.

Elle était fâchée m’a-t-elle dit, de mon aversion pour cet assortiment

(quel nom, ma

chère, elle lui donnait !) mais c’était une chose décidée. L’honneur et l’intérêt de la famille y étoient attachés. Ma tante me l’avait expliqué. Elle me l’avait dit elle-même. Il fallait obéir. Je n’ai pas cessé d’être muette.

Elle a pris la statue dans ses bras, c’est le nom qu’elle m’a donné : elle m’a conjurée d’obéir, au nom de dieu, et pour l’amour d’elle même. J’ai retrouvé alors la parole et les larmes. Vous m’avez donné la vie, madame, lui ai-je dit en levant les mains au ciel, et mettant un genou en terre ; une vie, que votre bonté et celle de mon père