Page:Richardson - Clarisse Harlove, II.djvu/344

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M Belford, à M Lovelace.

à Watford, mercredi, 14 de juin. ô monstre ! ô cœur sauvage ! Tu t’es donc préparé, dans une criminelle nuit, de la matière pour un siècle de repentir ! Je ressens un chagrin inexprimable du sort de cette incomparable fille. Dans toute la race humaine il n’y avait que toi dont elle pût redouter la cruauté. J’avais commencé une longue lettre, dans laquelle je tentais encore d’amollir, en sa faveur, ton cœur de bronze ; car je n’ai que trop prévu que tu réussirais à la faire rentrer dans cette maudite maison. Mais, quand je l’aurais finie, je vois qu’elle serait arrivée trop tard. Cependant je ne puis m’empêcher de t’écrire, pour te presser du moins de réparer promptement ton crime, par un usage convenable de la permission que tu as obtenue. Fille infortunée ! Je regrette de l’avoir jamais vue. Avec son adoration pour la vertu, se voir sacrifiée aux plus viles créatures de son sexe ! Et toi, servir d’instrument aux puissances de l’enfer, pour l’exécution d’un si barbare et si infâme dessein ! ô le plus cruel de tous les hommes ! Tire vanité, je te le conseille, de cette action détestable. Fais gloire du triomphe que tu as remporté sur une jeune personne, qui se voit abandonnée, pour toi, de tout ce qu’elle avait d’amis au monde, et d’un triomphe dont tu n’as d’obligation qu’aux plus noirs artifices. Je ne te dissimule pas qu’il est heureux pour toi ou pour moi, que je ne sois pas son frère. Si je l’étais, ton crime serait suivi de ta mort ou de la mienne. Pardonne, Lovelace ; et que la malheureuse Clarisse ne souffre point du vif intérêt que je prends à sa disgrace. Au reste, je n’ai qu’un motif pour te faire des excuses ; c’est que je dois à toi-même la connaissance de cette barbare lâcheté ; sans quoi tu aurais pu me la représenter comme une séduction ordinaire. Clarisse est vivante, dis-tu. C’est mon étonnement qu’elle vive ; et ton expression marque assez que toi-même, quoique rien n’ait été capable de t’arrêter, tu t’attendais peu qu’elle survécût au dernier outrage. Quelle doit avoir été sa désolation, après tant de soins employés pour la garde de son honneur, lorsqu’une affreuse certitude a pris la place d’une cruelle crainte ! Mais n’est-il pas aisé d’en juger par la peinture que tu fais de ses transports, aussi-tôt qu’elle a commencé à se croire jouée, abandonnée, trahie, par tes prétendues parentes ? Que tu aies pu, dans cette occasion, voir sa frénésie, la voir prosternée à tes pieds, sans force et sans voix, et persister dans ton horrible dessein, c’est ce qui doit paroître incroyable à ceux même qui te connaissent, s’ils ont vu l’objet de tes outrages.