Page:Richardson - Clarisse Harlove, II.djvu/352

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qu’auparavant elle ne la laissait approcher d’elle qu’une fois le jour, et qu’alors elle paroissait fort grave et fort tranquille. Je suis résolu de la voir. Ce sera, sans doute, dans son appartement ; car je n’espère pas qu’elle veuille descendre dans la salle à manger. Si je la trouve tout-à-fait revenue, quel avantage la hardiesse de notre sexe ne me donnera-t-elle pas sur la modestie du sien ? Moi, le plus audacieux de tous les hommes ; elle, la plus réservée de toutes les femmes. Chère ame ! Je crois la voir devant moi, le visage à demi tourné, chaque parole étouffée par ses soupirs, humiliée, confuse… quel air de triomphe cette scène ne me donnera-t-elle pas, lorsque mes yeux s’attacheront sur sa contenance abattue ? Dorcas vient m’avertir qu’elle la croit prête à descendre pour me chercher ; qu’elle a demandé où j’étais, et qu’elle est devant son miroir, occupée à s’essuyer les yeux. Son dessein apparemment n’est pas de me toucher par ses larmes. Il lui échappe néanmoins des soupirs, qui n’auront que trop de pouvoir sur moi. Mais je ne suis pas allé si loin, pour abandonner mon principal objet. Il faut qu’elle rabatte un peu de ses délicatesses. Elle sait à présent ce qu’elle a de pis à craindre. Les circonstances sont en ma faveur. Elle ne peut me fuir ; elle est forcée de me voir. Que peut-elle faire ? Crier ? S’emporter ? Je suis accoutumé aux fureurs et aux exclamations. Mais, si sa tête est remise, j’observerai la conduite qu’elle va tenir dans cette première entrevue. Je l’entends descendre.



M Lovelace, au même.

dimanche au soir. Ne me blâme de ta vie, pour avoir employé un peu d’art avec cette admirable fille. Tous les princes de l’air et ceux d’en bas, joints à Lovelace, ne l’auraient jamais vaincue pendant qu’elle aurait eu l’usage de ses sens. Je n’anticiperai sur mon récit, que pour te dire qu’étant trop éveillé par l’entretien dont je sors avec elle, pour espérer de dormir quand je me mettrais au lit, je n’ai rien de mieux à faire que de te rendre compte de cette bizarre conversation, pendant que j’en suis si fortement rempli, qu’il m’est impossible de m’occuper d’une autre idée. Elle était en robe de chambre de damas blanc, un peu moins négligemment que ces derniers jours. J’étais assis, ma plume entre mes doigts. Je me suis levé, en l’appercevant, avec autant de complaisance que si les dés étoient encore pour elle ; et réellement il n’y a rien de changé à son désavantage. Elle est entrée avec un air de dignité dans toute sa figure, qui lui a donné tout d’un coup de l’ascendant sur moi, et qui m’a préparé au pitoyable rôle que j’ai fait dans la suite de cette conférence. pitoyable, en vérité. Mais je veux lui rendre justice. Elle s’est avancée assez vîte, et fort près de moi, son mouchoir à la main, le regard, ni doux, ni fier, mais extrêmement grave, et le visage dans une tranquillité qui paroissait l’effet d’une profonde méditation. Elle m’a tenu aussi-tôt ce discours, d’un air ! Avec une action ! Non, je n’ai jamais rien vu d’égal. Vous voyez devant vous, monsieur, la misérable fille que vous avez récompensée comme elle le méritait, de la préférence qu’elle vous a donnée