Page:Richardson - Clarisse Harlove, II.djvu/4

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de la résolution téméraire que vous avez formée, de ne pas rendre M Hickman le plus heureux de tous les hommes, tandis que mon bonheur continuera d’être en suspens. Je ne la crois pas irrévocable. Supposons, ma chère, que je fusse condamnée à l’infortune ; de quoi me servirait votre résolution ? Le mariage est le plus sublime état de l’amitié. S’il est heureux, il diminue nos peines en les divisant ; comme il augmente nos plaisirs par une participation mutuelle. Vous m’aimez, n’est-ce pas ? Pourquoi donc ne seriez-vous pas plutôt portée à me donner un second ami, à moi qui n’en ai pas deux sur lesquels je puisse compter ? Si vous aviez consenti à vous marier la dernière fois que votre mère vous en a pressée, j’ose dire que je n’aurais pas manqué d’un asile qui m’aurait garantie d’un grand nombre de mortifications, et de tout ce que j’appelle ma disgrâce. J’ai été interrompue par M Lovelace et par la veuve, qui sont venus me présenter une fille pour mon service, en attendant qu’Hannah puisse me joindre, ou que je me sois procurée une autre servante. Elle est parente de Madame Sinclair ; c’est le nom de la veuve, qui lui attribue d’ailleurs d’excellentes qualités, mais en lui reconnaissant un grand défaut, qui est de ne savoir ni lire, ni écrire. Cette partie de son éducation, dit-elle, a été négligée dans sa jeunesse, quoiqu’elle entende fort bien toutes sortes d’ouvrages à l’aiguille, et que, pour la discrétion, la douceur, la fidélité, son caractère ne laisse rien à désirer. Je lui passe aisément son défaut. Elle est d’une figure très-revenante, trop jolie même pour une femme-de-chambre. Mais ce qui me plaît le moins en elle, c’est un œil fort malicieux. Je n’en ai point encore vu de semblable ; et je crains d’y avoir démêlé une sorte d’effronterie. La veuve elle-même a dans le regard un tour extrêmement singulier ; et pour une femme accoutumée au séjour de Londres, ses déférences me paroissent trop étudiées. Mais on ne fait pas des yeux soi-même ; et je ne lui vois rien, d’ailleurs, que de civil et d’obligeant. Pour la jeune fille, qui se nomme Dorcas , elle ne sera pas long-temps avec moi. Je n’ai pas laissé de l’accepter. Comment pouvais-je m’en défendre, en présence de sa parente, et lorsqu’elle m’était proposée si officieusement par M Lovelace ? Mais ces deux femmes s’étant retirées, j’ai déclaré à M Lovelace, qui semblait disposé à commencer une conversation avec moi, que je regardais cet appartement comme le lieu de ma retraite, et que je souhaitais qu’il le regardât de même : que je pourrais le voir et l’écouter dans la salle à manger ; mais que je demandais en grâce de n’être point interrompue chez moi. Il s’est retiré très-respectueusement vers la porte ; mais il s’y est arrêté. Il me priait donc, m’a-t-il dit, de lui accorder quelques momens d’entretien dans la salle à manger. Je lui ai répondu que, s’il allait chercher un autre logement pour lui-même, j’étais prête à descendre ; mais que, s’il ne sortait pas à l’heure même, dans cette vue, j’étais bien aise de finir ma lettre à Miss Howe. Je vois qu’il n’a pas dessein de me quitter, s’il peut s’en défendre. Le projet de mon frère lui fournit un prétexte pour me solliciter de le dégager de sa promesse. Mais l’en dispenser pour un tems, c’est lui donner main-levée pour toujours. Il paraît persuadé qu’une espèce d’approbation, que j’ai donnée à ses tendres soins dans la violence de ma douleur, l’a mis en droit de me parler avec toute la liberté d’un amant reconnu.