Samedi. Il est neuf heures du matin, en plein été, et mes deux cousines se font encore attendre pour le déjeûner. Quelle indécence dans de jeunes personnes de faire connaître à un libertin qu’elles aiment le lit, et de lui apprendre en même-tems où il peut les trouver ! Mais pour les punir, je veux qu’elles déjeûnent seules avec le vieil oncle, et qu’elles aient le temps de sécher d’ennui, pendant que je vais me rendre dans mon phaëton chez le colonel Ambrose , qui me proposa hier un dîner, à l’occasion de deux de ses nièces d’Yorkshire, beautés célèbres qu’il a chez lui depuis quinze jours, et qui sont, dit-il, fort curieuses de me voir. Ainsi, Belford, grâces au ciel, toutes les femmes ne me fuient pas. Puisque ma chère fugitive n’est qu’une ingrate, je voudrais pouvoir obtenir de mon cœur d’y faire succéder une autre beauté. Mais qui serait capable de l’emporter sur elle ? Qui peut remplir une place que Miss Harlove ait occupée ? à mon retour, je verrai s’il se présente quelque sujet pour t’écrire. Mes chevaux sont prêts. On m’avertit que mes cousines vont descendre ; mais je suis bien aise qu’elles me trouvent parti. Samedi, à cinq heures. J’ai dîné avec le colonel, sa femme et ses nièces ; mais je n’ai pas eu la force de leur donner mon après-midi. Quoique j’aie trouvé dans la figure des deux nièces, de quoi exercer quelques momens mon attention, elles n’ont servi qu’à me faire désirer, avec un redoublement d’impatience, de retrouver le charme de mon cœur. Pour le visage et toute la figure, il n’y a rien d’égal à ma Clarisse. Son esprit et son langage n’admettent point de comparaison. Qu’ai-je remarqué dans ces deux femmes ? Une sorte de vivacité étudiée, qui ne vient que du désir de plaire ; un air content d’elles-mêmes ; une manière affectée d’ouvrir la bouche, pour faire admirer des dents assez blanches. J’aurais pu les souffrir autrefois. Elles ont paru surprises que je fusse capable de les quitter si-tôt. Cependant, depuis que ma Clarisse m’a guéri de la vanité, il ne m’en reste plus assez pour me faire attribuer leur étonnement au goût qu’elles ont pris pour moi, plutôt qu’à l’admiration dont elles sont remplies pour elles-mêmes. Elles m’ont regardé comme un connaisseur en beauté. Elles auraient été flattées d’engager mon attention. Mais Clarisse, Belford ! Clarisse me rend aveugle, insensible à tout ce qui ne lui ressemble pas. Retrouve-la pour ton ami ; rends-moi ce cher objet de mes affections, cet unique sujet qui mérite d’exercer ma plume ; ou cette lettre sera la dernière que tu recevras de ton Lovelace.
On supprime plusieurs lettres d’immense longueur, d’un goût purement anglais, entre M. Lovelace et milord M… Milady Lowrance, informée par miss Clarisse de la conduite de son neveu, se rend au château de M… avec milady Sadler sa sœur ; et la, devant milord et leurs deux nièces, elles entreprennent ce que Lovelace nomme son procès. Il déclare nettement qu’il se reconnaît coupable, qu’il adore miss Harlove, et qu’1l est résolu d’en faire sa femme.
Miss Howe, à Miss Clarisse Harlove.
jeudi au soir, 13 de juillet. Je suis forcée, par l’importance de cette lettre, et par la difficulté de trouver un messager pour demain, de me fier à la poste, et de vous écrire directement sous votre nom emprunté. C’est pour vous apprendre, ma chère, que j’ai reçu la visite de Miss Montaigu et de sa sœur, dans un carosse à six chevaux de milord. L’écuyer