Page:Richardson - Clarisse Harlove, II.djvu/401

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adorateur. Qu’est-ce que la lumière, qu’est-ce que l’air, la ville, la campagne, qu’est-ce que le monde entier, sans toi ? Tout ce qu’il y a de charmes, de splendeur, d’harmonie, de joie dans l’univers n’est qu’une partie de toi-même ; et s’il fallait l’exprimer d’un seul mot, ce mot serait Clarisse. Reviens donc ; ah ! Reviens faire encore une fois le bonheur de ton Lovelace, qui apprend, par ta perte, le prix du trésor qu’il a négligé, et qui ne se lève chaque jour au matin que pour maudire le soleil, dont les rayons ne se refusent qu’à lui. N’est-il pas surprenant, Belford, qu’on ne puisse rencontrer cette chère fugitive ; qu’on n’en découvre, qu’on n’en apprenne rien ? Elle entend si peu la ruse, que si j’avais été libre, je suis sûr que j’aurais découvert ses traces un quart-d’heure après sa fuite, quoique vingt émissaires que j’emploie dans la ville, dans les villages voisins, et sur-tout dans le canton de Miss Howe, n’aient fait jusqu’aujourd’hui que d’inutiles recherches. Mais le vieux pair continue d’être si mal, qu’il m’est impossible de m’éloigner : je ne voudrais pas désobliger un homme que je ne crois pas hors de danger. Que sa goutte, qu’on a trouvé le moyen de faire descendre aux pieds, prenne heureusement assez de force pour remonter à l’estomac, je suis délivré de lui pour toujours. à présent qu’il est plus tranquille, il veut me voir au chevet de son lit pendant des heures entières, pour l’entretenir de mes intrigues. Maudit accès de tendresse, qui le prend si mal à propos ! Et le bel amusement pour un malade ! Aussitôt que la douleur se fait sentir, il prie matin et soir avec son aumônier. Je te demande quelle doit être la religion d’un homme qui soupire de joie après avoir articulé quelques prières, comme s’il se croyait sûr d’avoir fait sa paix avec le ciel, et qui me rappelle ensuite avec un nouvel empressement, pour écouter mes espiégleries , m’excitant par ses éclats de rire, et me traitant d’agréable vaurien, d’un ton qui marque assez le plaisir qu’il prend à m’entendre. Mes deux cousines sont toujours présentes lorsque je l’amuse par mes récits. Les meilleures aventures deviendraient languissantes dans la bouche d’un historien, s’il n’avait qu’un auditeur pour applaudir. applaudir ! me diras-tu. Oui, Belford, applaudir. Quoique ces deux filles blâment quelquefois les faits, elles ne laissent pas de louer la manière, l’invention, mon adresse et mon intrépidité. D’ailleurs, ce que les autres appellent blâme , je suis porté à le prendre pour une louange ; c’est ma méthode, et je m’en trouve bien, pour secouer facilement le joug de la honte, qui est capable de refroidir tout-d’un-coup un caractère entreprenant. Mes cousines sont des filles assez raisonnables, qui ne manquent point d’esprit ni de sentiment. Hier, à l’occasion de quelques reproches que Charlotte me faisait sur une de mes aventures, je lui dis que j’avais mis plus d’une fois en délibération si je lui appartenais de trop près par le sang, et s’il ne m’était pas permis de l’aimer du moins l’espace d’un ou deux mois. Peut-être, ajoutai-je, étoit-elle fort heureuse qu’un autre joli visage, qui s’était présenté dans le même tems, eût fait prendre un autre cours à mes inclinations lorsque j’étais prêt à les suivre. Mes trois auditeurs levèrent tout-à-la-fois les mains et les yeux ; mais les exclamations des deux miss ne m’empêchèrent pas d’observer qu’elles étoient moins irritées de ce langage ouvert, que ma charmante ne l’a quelquefois été de certaines expressions obscures, qui m’ont fait admirer sa pénétration. Le vieux pair me parle souvent de cette adorable personne, et mes cousines le secondent avec beaucoup de zèle. Il espère, dit-il, que je ne serai pas assez malhonnête homme (admire la délicatesse d’un pair) pour manquer d’honneur à l’égard d’une fille de ce mérite, de cette fortune et de cette beauté. Il branle la tête ; il soupçonne que l’harmonie n’est pas parfaite entre nous : il lui tarde de la voir paroître avec le titre de ma femme. Il me vante les nouveaux bienfaits qu’il est résolu d’ajouter aux premiers, et les présens qu’il nous destine à la naissance de notre premier fils. Mais j’espère qu’avant cet avènement tout sera passé entre mes mains. espérer n’est pas un mal, Belford. Mon oncle dit que sans l’espérance, on perdrait courage .