Page:Richardson - Clarisse Harlove, II.djvu/471

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Ni manger, ni boire, ni dormir ! Le cas est assez triste, Belford. Si j’avais la folie de me laisser mourir à présent, on dirait que Miss Harlove m’a fait crever de chagrin. Que sa cruauté me pénètre jusqu’au fond du cœur, c’est ce que je ne puis désavouer. Au diable l’insomnie et le dégoût ! écrivons : je veux m’en délivrer à force d’écrire. Mais c’est en vain. La vigueur me manque. Pauvre Lovelace ! Que diable as-tu donc ?

Essayons encore, malgré les frissons et les bâillemens qui me désolent. Par où commencer ? Parlerons-nous de ton office d’exécuteur testamentaire ? Tu es menacé d’une double fonction. Je crois réellement que tu peux m’envoyer un cercueil et un drap mortuaire. Je serai prêt pour l’usage, lorsqu’ils arriveront. Quelle petite folle que cette Miss Harlove ! Je te garantis qu’elle se repentira de m’avoir refusé. Une jeune veuve si charmante ! Qu’elle regrettera d’avoir manqué l’occasion ! Quel éclat n’aurait-elle pas répandu sur sa parure funèbre ? Quelles lumières ! Quelles ombres ! Devenir veuve au premier des douze mois, c’est un des plus grands bonheurs qui puissent arriver à une belle femme… laissez-moi. Je veux écrire. Que faire, si je n’écris point ? On m’arrache la plume, Belford. On ne veut pas que j’écrive. Je suis donc bien mal, puisqu’on m’interdit toute espèce d’application.

Tu parais piqué, mon cher. Est-ce pour m’avoir mordu ? Je te trouve fort plaisant à mon tour. Crois-tu que deux amis n’aient pas quelquefois le privilége de quereller, comme l’homme et la femme ? Et quelles peuvent être ici les conséquences ? Je ne suis pas en humeur de me battre à présent. Tu peux me croire aussi patient que le poulet qu’on me présente avec mon bouillon : car je suis déjà réduit à ce point.

Mais, tout indépendant que tu es pour l’exécution testamentaire, je ne t’en déclare pas moins que jamais je ne souffrirai que tu exposes mes lettres. Elles sont trop ingénues de la moitié, pour être vues. J’insiste absolument que tu les jettes au feu sans exception, après avoir reçu celle-ci.

Ne laisse pas de m’écrire, et tâche, s’il est possible, de m’envoyer la copie de tout ce qui s’est passé entre Miss Harlove et Charlotte. Je te promets de ne pas ouvrir la bouche sur les communications de cette nature. Mais, crois-moi, les généreuses offres que mes parens font à ma charmante, ne changent rien au dégoût que j’ai pour eux. Vois seulement qu’elle est aussi fière qu’implacable. Il est impossible de l’obliger. Elle aimerait mieux vendre jusqu’au dernier de ses habits, que d’avoir la moindre obligation à personne, quoiqu’elle soit sûre de faire plus de plaisir qu’elle n’en recevroit.

ô Dieu ! Dieu !… par ma foi ! Je me crois mourant. Adieu, Belford. Je me suis trouvé si mal, dans l’endrait où la douleur m’a interrompu, que j’ai été forcé de quitter ma plume. Que penses-tu de cet accident ? Mon oncle, averti par mes gens, s’est hâté de faire appeler le ministre de la paroisse, car l’aumônier du château est absent. Ils m’ont trouvé sur mon lit, dans ma robe de chambre, et tout-à-fait sans connaissance. En ouvrant les yeux, qu’ai-je vu autour de moi ? Le ministre à genoux d’un côté, et milord de l’autre. Madame Greme, qu’on a fait venir pour me servir de ce qu’ils appellent une garde, était dans la même posture au pied du lit. Je remercie le ciel, ai-je dit à milord, dans une espèce d’extase : où est Miss Harlove ?… j’ai cru de bonne foi qu’ils étoient prêts à me marier. Ils ont pris mon discours pour un délire, et leurs prières ont redoublé à plus haute voix. Ce bruit m’a réveillé les sens. J’ai sauté de mon lit à terre, j’ai mis mes pieds dans mes mules, j’ai ouvert une de mes poches, et j’en ai tiré ta dernière lettre, avec les méditations de ma charmante.