Page:Richardson - Clarisse Harlove, II.djvu/489

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dans une affreuse agonie. ô Belford ! Belford ! Me dit-il d’un air égaré, comme s’il eût cru voir un spectre, approchez de moi ; et tendant les deux bras : cher, cher Belford, approchez donc. Ah ! Sauvez-moi. Ensuite, saisissant mon bras de ses deux mains, et levant la tête vers moi, avec une étrange agitation dans les yeux : sauvez-moi, cher Belford, sauvez-moi, répéta-t-il. Je passai mon autre bras autour de lui : vous sauver, mon cher Belton ! Vous sauver ! Eh de quoi ? Il n’y a rien ici qui puisse vous nuire. De quoi voulez-vous que je vous sauve ? En revenant de sa terreur, il s’est laissé retomber sur son oreiller. Oh ! Sauvez-moi de moi-même, reprit-il, sauvez-moi de mes propres réflexions. Cher Belford ! Quelle affreuse nécessité que celle de mourir, sans avoir une seule pensée à se rappeler pour sa consolation ! Que ne donnerais-je pas pour une seule des années que j’ai perdues ! Pour une seule année, avec le même sentiment que j’ai aujourd’hui des choses du monde ! J’essayai de le consoler : mais, au lit de la mort, les libertins sont de mauvais consolateurs les uns pour les autres. Il m’interrompit : ô mon cher Belford ! Me dit-il, on m’a raconté que l’excellente Miss Harlove vous avait converti, et j’ai vu tomber sur vous quantité de railleries à cette occasion. Puisse-t-on m’avoir fait un vrai récit ! Vous êtes un homme sensé : ah ! Puisse-t-on m’avoir fait un vrai récit ! C’est aujourd’hui votre tems. Vous êtes dans la pleine force de l’esprit et du corps. Mais, hélas ! Votre pauvre Belton a gardé ses vices, jusqu’à ce qu’ils l’aient abandonné ; et voyez-en les misérables effets dans la foiblesse et l’abattement de son ame. Quand Mowbray serait présent, je reconnaîtrais que c’est la cause de mon désespoir.

J’employai tous les argumens que je pus m’imaginer pour sa consolation ; et je crus en remarquer l’effet pendant le reste du jour. L’après-midi, sa situation paroissant assez tranquille, il me demanda de vos nouvelles, et quelle conduite vous teniez avec Miss Harlove. Je lui appris votre maladie, et combien vous aviez paru peu touché. Mowbray parut se réjouir de votre impénétrable dureté de coeur. Lovelace, nous dit-il, est une lame de bonne trempe, et d’acier jusqu’au dos. Il te donna d’autres louanges, telles que tu peux les attendre d’un abandonné, et telles que tu désires, sans doute, de les mériter. Mais si le ciel t’avait fait entendre ce que le pauvre mourant, devenu sage trop tard, m’a dit ce matin à cette occasion, peut-être aurais-tu fait trève à tes extravagances, pour une heure ou deux.

Il en aurait voulu dire davantage : mais, accablé de sa maladie et de sa douleur, il a penché la tête sur son sein, pour cacher à Mowbray, qui rentrait dans la chambre, des larmes qu’il ne pouvait retenir. Fâcheuse situation, par ma foi ! Fâcheuse, fâcheuse situation, a dit le consolant Mowbray, du ton que tu lui connais : et s’asséyant comme moi près du lit, il est demeuré en silence, les jambes étendues, les yeux fermés, la lèvre d’en bas repliée sur l’autre, sans qu’on pût distinguer si c’était assoupissement de crapule, ou méditation. Je n’ai pas laissé de lui dire : il me semble, Mowbray, qu’il ne manque rien à cette leçon ; nous nous verrons quelque jour dans le même cas, et qui sait si ce temps est bien éloigné ? Il s’est mis à bâiller, en étendant les bras ; et revenant à lui : quelle heure est-il ? A-t-il demandé. Il a tiré sa montre ; il a bâillé encore une fois. Ensuite, se levant sans me répondre, il a pris à pas lents le chemin de la porte ; et je l’ai entendu qui disait à quelque domestique, qu’il a rencontré sur l’escalier : apporte-moi une rasade du meilleur vin ; ton pauvre maître