Page:Richardson - Clarisse Harlove, II.djvu/80

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cœur ! (en effet, ses regards m’ont paru si farouches, que j’en ai tressailli.) qu’allez-vous dire ? Qu’il faut prendre, monsieur, le parti (ne vous emportez pas ; je ne suis qu’une fille très-foible sur bien des points ; mais lorsqu’il est question d’être ce que je dois, ou d’être indigne de vivre, je me connais mal, si je n’ai pas l’esprit noble et invincible) le parti de renoncer mutuellement à tout autre égard que celui de la civilité. Voici sur quoi vous pouvez compter de ma part, et c’est de quoi satisfaire votre fierté : je ne serai jamais la femme d’un autre homme. J’ai assez connu votre sexe. Je vous ai du moins assez connu. Le célibat sera mon choix pour jamais, et je vous laisserai la liberté de suivre le vôtre. Qu’entends-je ? De l’indifférence ! S’est-il écrié d’un ton passionné, et pis que de l’indifférence ! Je l’ai interrompu. De l’indifférence, si vous voulez ; il me semble que vous n’avez pas mérité de moi d’autres sentimens. Si vous en jugez autrement, c’est un sujet que je vous donne, ou du moins à votre fierté, pour me haïr. Chère, chère Clarisse ! En se saisissant brusquement de ma main ; je conjure votre cœur d’être plus uniforme dans sa noblesse. Des égards de civilité, madame ! Des égards ! Ah ! Pouvez-vous prétendre de réduire à des bornes si étroites une passion telle que la mienne ? Une passion telle que la vôtre, M Lovelace, mérite absolument d’être resserrée dans ces bornes. Nous nous trompons l’un ou l’autre dans l’idée que nous en avons ; mais je vais jusqu’à douter si votre ame est capable de se resserrer et de s’étendre autant qu’il est nécessaire pour devenir telle que je la souhaiterois. Levez, aussi long-temps que vous voudrez, les mains et les yeux au ciel, avec ce silence emphatique et ces marques d’étonnement. Que signifient-elles, de quoi peuvent-elles me convaincre, si ce n’est que nous ne sommes pas nés l’un pour l’autre ? Sur sa damnation, m’a-t-il dit, en reprenant ma main avec tant de force qu’il m’a blessée, il était né pour moi, je l’étais pour lui ; je serais à lui, je serais sa femme, fût-ce au prix de son salut éternel. Cette violence m’a fort effrayée. Laissez-moi, monsieur, ou souffrez que je me retire. Quoi ! C’est d’une manière si choquante que cette passion tant vantée se déclare ! Vous ne me quitterez point, non madame ; non, vous ne me quitterez point en colère. Je reviendrai, monsieur ; je vous promets de revenir, lorsque vous serez moins emporté, moins offensant. Il m’a laissé la liberté de sortir. J’étais si effrayée, qu’en arrivant à ma chambre, j’ai eu besoin de me soulager par un torrent de larmes. Une demi-heure après, il m’a marqué, par un petit billet, le regret qu’il avait de sa violence, et l’impatience où il était de me revoir. J’ai cédé à ses instances ; n’ayant point de secours à tirer de moi-même, j’ai cédé. Il m’a prodigué les excuses. ô ma chère ! Qu’auriez-vous fait vous-même avec un homme tel que lui, et dans ma situation ? Il avait appris, par expérience, m’a-t-il dit, ce que c’était qu’un désordre frénétique. Il avouait qu’il avait pensé perdre la raison. Mais avoir tant souffert pendant une semaine entière ! Et m’entendre parler ensuite