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la mer


Ô mer, j’ai retrouvé la foi, moi le sceptique.
J’ai retrouvé l’amour, moi le cœur mécréant,
Moi le tueur de Dieux, pour chanter ton cantique.

Déesse que je vois sans relâche créant,
Et toujours pullulante et jamais immobile,
Ordre et chaos, matière et force, être et néant !

Mais pour te célébrer que je me sens débile !
Rien que de le vouloir, j’en ai les nerfs tordus.
Comme des flots de sang, comme des jets de bile,

Comme un torrent de lave et de métaux fondus,
Les mots en tourbillons me montent à la bouche,
Pressés, tumultueux, bouillonnants, éperdus.

Ô monstrueux enfants dont il faut que j’accouche !
Mon palais se déchire à leurs fracas grondants,
Ma langue se dessèche à leur souffle farouche,

Mes lèvres vont se fondre à leurs charbons ardents.
Et ces escadrons fous galopant ventre à terre
M’arrachent la poitrine et me brisent les dents.

Ô mer, que dans tes eaux leur feu se désaltère !
Images, verbes, vers, allez, prenez l’essor,
Ruez-vous dans son gouffre, assaillez son mystère.

Et tâchez d’être aussi brillants que son trésor,
Mots aux casques d’argent lourds de joaillerie,
Mots caparaçonnés de diamants et d’or !