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UNE HISTOIRE DE L’AUTRE MONDE

quelque peine à ces hommes qui ne le méritaient pas, elle lui en voudrait beaucoup et ne lui parlerait plus. Il était donc indécis entre sa rage contre les deux déportés dont il aurait voulu tirer vengeance, et sa faiblesse pour Jeanne qu’il craignait de contrarier.

En attendant, il restait neutre, n’osant ni agir ni parler, cherchant un moyen de nuire aux deux pauvres diables sans mécontenter sa fille. Il avait résolu, dans sa forte tête, de les punir sévèrement à la première faute commise, et de démontrer peu à peu à Jeanne que ces soi-disant innocents étaient de vulgaires coquins. Pour cela faire, il la laissait volontiers aller chez eux.

— Plus elle leur montrera de bonté, pensait-il, plus ils se croiront autorisés à prendre des libertés avec le règlement ; ils feront des sottises ; cela prouvera suffisamment à Jeanne qu’elle avait mal placé son affection et ses soins. Et alors je me rattraperai.

Grâce à ce raisonnement de Barbellez, Jeanne put aller voir souvent ses deux nouveaux amis. Presque tous les soirs, quand elle avait fini sa tournée charitable parmi les autres colons, elle venait passer une heure, assise sur le banc de bois qui marquait la porte de la misérable case.

Là, on causait de Paris, de Paris aimé et regretté, du quartier connu, de cette place de l’Observatoire, où ils s’étaient vus tant de fois sans se connaître ; de Louis le Lion qui voulait faire concurrence à Jean ; de Bourguet le Fumiste qui essayait parfois de donner la réplique à Marius ; et du boulevard Montparnasse,