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Page:Rilke - Les Cahiers de Malte Laurids Brigge.pdf/116

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les cahiers de m. l. brigge

bas ils remuaient et voulaient venir à la lumière, et il me semblait cruel de ne pas au moins leur en laisser le temps. Il y avait là toujours de nouveau Christian IV, avec sa belle cadenette tressée à côté de sa joue large, doucement bombée. Il y avait sans doute ses femmes, dont je ne connaissais que Kristine Munk ; et subitement Mme Ellen Marsvin me regardait, l’air soupçonneux dans ses vêtements de veuve, avec le même rang de perles sur le crêpe du chapeau haut. Il y avait là les enfants du roi Christian : des enfants toujours plus frais de femmes toujours nouvelles, l’« incomparable » Éléonore, sur une haquenée blanche, dans sa plus belle époque, avant son temps d’épreuves. Les Gyldenlöve : Hans Ulrik dont les femmes espagnoles disaient qu’il se teignait le visage, tant il était plein de sang ; et Ulrik Christian que l’on ne pouvait plus oublier. Et presque tous les Ulfeld. Et celui-ci, avec son œil peint en noir, pouvait bien être Henrik Holk qui fut à trente-huit ans comte de l’empire et feld-maréchal, et c’était arrivé ainsi : il rêva, tandis qu’il allait chez la demoiselle Hilleborg Krafse, qu’on lui donnait, au lieu de sa fiancée, une épée nue : et il prit ce songe à cœur et rebroussa chemin et commença sa vie brève et hardie dont la peste fut le terme. Je les connaissais tous. Et nous avions aussi à Ulsgaard les délégués du congrès de Nimègue qui se ressemblaient un peu, parce qu’ils avaient été peints tous à la fois, chacun avec la même petite moustache coupée, semblable à un sourcil, sur une bouche sensuelle qui semblait presque jeter un regard. Il va de soi que je reconnus le duc Ulrik, et Otto Brahe, et