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Page:Rilke - Les Cahiers de Malte Laurids Brigge.pdf/224

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les cahiers de m. l. brigge

embarras, mais pour cela il était nécessaire de regarder dans sa figure. J’ai dit qu’il était grand. Cependant il ne s’était pas, comme il eût été pourtant naturel, penché sur moi, de sorte qu’il se trouvait à une hauteur à laquelle je n’étais pas préparé. Il n’y avait toujours encore devant moi que l’odeur et la dureté singulières de son vêtement que j’avais senti. Soudain vint son visage. Comment était-il ? Je ne le sais pas, je ne veux pas le savoir. C’était le visage d’un ennemi. Et, à côté de ce visage, tout à côté, à la hauteur de ses yeux terribles, il y avait, comme une seconde tête, son poing. Avant que j’eusse eu le temps de baisser la tête, je courais déjà ; je m’esquivai à sa gauche et courus tout droit dans une rue vide et terrible, dans une rue d’une ville étrangère, d’une ville où l’on ne pardonne rien.

Alors je vécus ce que je comprends à présent : ce temps lourd, massif et désespéré. Le temps où le baiser de deux hommes qui se réconcilient, n’était qu’un signal pour les meurtriers qui étaient là. Ils buvaient dans le même gobelet, ils montaient aux yeux de tous le même cheval de selle, on racontait qu’ils couchaient la nuit dans un seul lit : et tous ces contacts rendaient l’aversion de l’un pour l’autre si impatiente que, chaque fois que l’on apercevait les veines battantes de l’autre, un dégoût maladif se cabrait en lui, comme à l’aspect d’un crapaud. Le temps où un frère assaillait l’autre pour son héritage plus important, et le tenait prisonnier. Sans doute le roi intervint-il pour la victime et obtint-il la liberté de celle-ci et que son bien lui fût restitué. Occupé à d’autres destinées plus lointaines l’aîné accor-