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Page:Rilke - Les Cahiers de Malte Laurids Brigge.pdf/225

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les cahiers de m. l. brigge

dait la paix et exprimait dans ses lettres le remords de son méfait. Mais tous ces événements empêchaient le frère libéré de se reprendre. Le siècle le montre allant en vêtement de pèlerin d’une église à l’autre, inventant des serments toujours plus étranges. Chargé d’amulettes, il chuchote ses craintes aux moines de Saint-Denis, et longtemps est resté inscrit dans leurs registres le cierge de cent livres qu’il trouva bon de consacrer à saint Louis. Il n’arriva pas à réaliser sa propre existence ; jusqu’à sa fin il sentit la jalousie et la colère de son frère, comme une constellation grimaçante au-dessus de son cœur. Et ce comte de Foix, Gaston Phébus, qui excitait l’admiration de tous, n’avait-il pas tué ouvertement son cousin Ernault, le capitaine du roi d’Angleterre à Lourdes ? Et qu’était ce meurtre manifeste auprès de cet affreux hasard, que le comte n’eût pas déposé le petit couteau à ongle aiguisé, lorsque, en un reproche crispé, il effleura de sa main, dont la beauté était fameuse, le cou nu de son fils étendu ? La chambre était sombre, on dut allumer pour voir le sang qui venait de si loin et qui quittait à présent pour toujours une race admirable, en s’échappant doucement de l’étroite blessure de cet enfant épuisé.

Qui pouvait être fort et s’abstenir du meurtre ? Qui, en ce temps, ne savait pas que le pire était inévitable ? Un pressentiment singulier envahissait çà et là celui dont le regard avait rencontré dans la journée le regard presque voluptueux de son meurtrier. Il se retirait, il s’enfermait, il écrivait ses dernières volontés, et il