Page:Rimbaud - Œuvres, Mercure de France.djvu/300

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continuèrent la partie de cartes commencée : je remarquai qu’ils trichaient à qui mieux mieux, et cela me causa une surprise assez douloureuse. — La partie terminée, ces personnes s’assirent en cercle autour de la cheminée vide ; j’étais à un des coins, presque caché par l’énorme ami de Césarin, dont la chaise seule me séparait de Thimothina : je fus content en moi-même du peu d’attention que l’on faisait à ma personne ; rélégué derrière la chaise du sacristain honoraire, je pouvais laisser voir sur mon visage les mouvements de mon cœur sans être remarqué de personne : je me livrai donc à un doux abandon ; et je laissai la conversation s’échauffer et s’engager entre ces trois personnes ; car Thimothina ne parlait que rarement ; elle jetait sur son séminariste des regards d’amour, et, n’osant le regarder en face, elle dirigeait ses yeux clairs vers mes souliers bien cirés !… Moi, derrière le gros sacristain, je me livrais à mon cœur.

Je commençai par me pencher du côté de Thimothina, en levant les yeux au ciel. Elle était retournée. Je me relevai, et, la tête baissée vers ma poitrine, je poussai un soupir ; elle ne bougea pas. Je remis mes boutons, je fis aller mes lèvres, je fis un léger signe de croix ; elle ne vit rien. Alors, transporté, furieux d’amour, je me baissai très fort vers elle, en tenant mes mains comme à la communion, et en poussant un ah ! prolongé et douloureux ; Miserere ! tandis que je gesticulais, que je priais, je tombai de ma chaise avec un bruit sourd, et le gros sacristain se retourna en ricanant, et Thimothina dit à son père :

— Tiens, monsieur Léonard qui coule par terre !

Son père ricana ! Miserere !

Le sacristain me repiqua, rouge de honte et faible d’amour, sur ma chaise rembourrée, et me fit une place.