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le sacrilège

le nez, les paupières, les lèvres tombent en pourriture ; la peau qui se couvre de croûtes hideuses. Cependant que, sous ce masque effroyable, dans ce corps de cauchemar, l’esprit et la conscience, intacts, continuent de vivre et de comprendre. La lèpre ! celle qui au moyen âge faisait rejeter sa proie humaine hors de la société. Lépreux ! pour qui on chantait un service funèbre, alors que, cadavre vivant, celui pour qui on disait le Libera attendait à la porte de l’église qu’on lui donnât une crécelle dont le son ferait fuir chacun ; car son ombre même était souillée, son regard même, empoisonné.

Mais Lémann, lui, ne paraissait pas troublé.

— Je ne suis pas superstitieux, continuait-il. Pourtant, je vous avoue que, dans le moment, le cri de Hopai, son épouvante, m’avaient donné un léger froid dans le dos. Que voulez-vous ! C’est ridicule, je le sais ; mais on ne vit pas impunément pendant des années dans ces terres hantées par les dieux défunts, sous l’œil d’idoles de basalte qui vous regardent d’un regard noir comme le lac Vaihiria, à voir les gens se terrer quand le vent fait geindre les frondes d’un cocotier dont ils prennent le bruissement pour les cris des tupapaous ; sans être, comment dirais-je,… influencé malgré soi. Je vous avouerai même que pendant l’année qui suivit, il y a de cela quatre ans maintenant, j’aimais mieux ne pas y penser. C’est idiot ! Quant à Hopai, il ne vivait plus ; car pendant le voyage de retour nous avions failli chavirer lorsque le damné tiki avait glissé ; instinctivement Hopai l’avait retenu. Il avait touché, malgré lui, le tapou.

« Je l’ai quand même rapporté. Il est là, le tiki, depuis ce temps. »

C’était vrai qu’il était là, le tiki, dans la pénombre du coin où on l’avait garé comme le plus banal des