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l’héritage

gros hommes à lunettes, tout rond en apparence, mais pointu en affaires.

Habitué à traiter avec des paysans, il s’était façonné à leurs habitudes ; il renchérissait sur leur langage et leurs hésitations. Il ne cherchait point à les étourdir par un bagout qui les eût fait soupçonneux ; et surtout il ne parlait argent qu’à la toute dernière minute, après avoir examiné — ou fait semblant d’examiner — la terre, les vieux appareils, les plants de tabac.

Mais cette fois, il savait avoir affaire à un autre genre de client ; et surtout il avait flairé cette chose rare : l’argent comptant ; chose plus rare encore : de l’argent prêt à changer de poche.

Ensemble, ils avaient revu ce qui restait du roulant : une vieille épandeuse et une planteuse ancien modèle.

— C’est pas croyable, répétait l’agent, c’est pas croyable que le père Langelier ait réussi à faire d’aussi bon tabac avec des vieilleries pareilles, des vieilleries pareilles ! Ça vaut pas grand’chose tout ça. Chaque année quand je faisais ma tournée de ce côté-ci, je venais le voir ; c’était un bon vieux, de la bonne graine de canayen ; mais de l’ancien temps, de l’ancien temps ! Ça me faisait de la peine.

— Ouais ! ça vous faisait de la peine de ne pas lui vendre.

— Ben ! c’est mon métier, c’est vrai. Mais il y avait autre chose.

Il prit un air mystérieux et regarda autour de lui comme si sur chaque plant eut poussé une oreille. La route était pourtant déserte ; il n’y avait de vivant, dans tout le paysage, que les étourneaux noirs affairés au-dessus des champs ; et dans l’air cette lourdeur puissante de la terre en gésine qui fait le printemps étran­gement tonique aux bras du paysan.