Page:Ringuet - L’héritage, 1946.djvu/19

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

19
l’héritage

— Certain ! il y avait autre chose ! Savez-vous que les voisins ont toujours été jaloux du père Langelier, jaloux du père Langelier !

— Jaloux ! pourquoi ça ? Il a jamais fait de mal à personne, je pense.

— Ben non ! Mais, j’vas vous dire. Le tabac du père Langelier, son tabac, c’était du pas ordinaire. Ça fait vingt ans que je fais les terres à tabac et j’en ai vu du tabac ; du bon et du pas bon. Du grand-rouge et du petit-rouge et du petit-bleu ; du comstock et du cannelle. Mais du tabac comme celui du père Langelier… du tabac de même !…

Il siffla doucement entre ses dents grises.

— Il le vendait cher ? demanda Albert.

— Mon ami, vous avez mis en plein le doigt dessus. Si le père avait voulu, y aurait été riche en quelques années. Seulement, y a jamais voulu changer. Il avait ses vieilles machines. Quiens, par exemple, sa coupeuse ! Ça vous arrachait les plants que c’était une désolation. C’était pu vendable. Pu vendable ! Mais il vous a laissé quéque chose, le vieux, quéque chose de rare : …

Il baissa mystérieusement la voix.

— … la graine de son tabac !

Ils s’étaient rendus en marchant jusqu’au bout du champ, là où la pente dévalait brusquement parmi les framboisiers sauvages puis les lys tigrés du ruisseau pour s’abîmer finalement dans la rivière.

— Si vous voulez faire de l’argent, mais là, de la grosse argent, y vous faut des bons outils. Vous savez ça. Vous êtes resté assez longtemps en ville ! Les grosses manufactures c’est les celles qui ont des machines neuves, hein ! Ce que ça vous coûte, ça se paye rien qu’à ménager du temps d’homme… ça se paye.