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l’héritage

Elle se découpait ainsi dans le soleil, un soleil qui dessinait sa silhouette sur le drap blanc et faisait de ses cheveux une auréole que le vent animait ; un soleil indiscret aussi qui laissait deviner par transparence ses jambes fuselées et tendues par l’effort.

Albert s’arrêta un moment, une plaisanterie aux lèvres, mais il dit simplement :

— Ben oui, j’y parle à mon chien. J’y parle de la ville puis j’y parle de moi aussi. Je dirai pas qu’il me comprend, mais y fait ben semblant.

— Ça doit être ennuyant des fois quand même, même avec lui.

— Des fois, mais j’commence à m’habituer.

— C’est pas une vie d’homme ça, sur une terre, tout seul.

Mais elle disait cela sans arrière-pensée.

— Ben, c’est pas sûr que je reste sur une terre ; malgré que si les affaires vont ben, j’attendrai peut-être pour la vendre quand elle sera bonne à vendre.

— Vendre vot’terre ? C’est vrai. Y a ben du monde qui vendent leur terre à c’t’heure.


✽ ✽

Pourtant il commençait à se faire à cette vie pour lui si étrange. Ce qui le satisfaisait surtout, c’était de montrer à ces habitants qu’un homme de la ville pouvait cultiver. Dame ! il s’était longuement fait expliquer par le marchand de machines aratoires et il avait retenu ; et dans les rares soirées où il était allé, il n’avait pas manqué d’entendre discuter de la terre et du tabac, et de la prochaine manœuvre à faire.

Ce qui lui plaisait surtout était l’irrégularité de sa vie. Tantôt jouissant d’un congé que donnait la