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l’héritage

pluie ; tantôt bousculé, appelé par le moment à travailler sans arrêt du lever du jour à la nuit faite, particulièrement à l’époque du transplant. Cela avait été dur.

Il avait engagé un homme et la Poune, dont il savait qu’elle était forte et résistante, une des seules femmes de la région qui pût planter toute la journée longue.

Il avait ainsi passé trois jours anxieux, lui assis sur le siège de conduite, le derrière sur le réservoir d’eau chauffé par le soleil. Dans son dos, sur deux sellettes à ras de terre, Jérémie Béland à gauche et la Poune à droite tenaient sur leurs genoux la boîte de plants. Sous leurs yeux les versoirs avant ouvraient le sillon. À tour de rôle ils y déposaient un plant, le maintenaient ainsi une seconde à peine ; l’arroseuse crachait une gorgée d’eau ; et les versoirs arrière refermaient le sillon sur le plant. Il fallait aller vite et cela cassait les reins. Mais on avait planté ainsi douze cents pieds la première journée, quatorze cents la deuxième et six cents la troisième, jusqu’à la pluie.

Tout avait été assez vite. Il avait pourtant senti une gêne bizarre. Il lui fallait garder les yeux fixés sur ses bêtes pour qu’elles allassent droit avec, derrière lui en contre-bas, les deux planteurs. Tout à leur travail ardu, ils n’échangeaient que de rares réflexions. Mais dès le début, Jérémie avait lâché quelques grosses taquineries amicales à la Poune qui avait rétorqué sans timidité.

Puis le soleil était monté, les assommant de sa chaleur. Leurs gestes étaient devenus mécaniques. De temps à autre, l’un des planteurs volait un peu de la gueulée d’eau tiède destinée à la terre et buvait en éclair dans le creux de sa main grasse de terreau.