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nocturne

Un souffle de vent frisquet lui fait tirer son chandail sous la ceinture de sauvetage obligatoire — ridicule, en ce moment, en cet endroit ! Il serait l’heure de se coucher, de s’enfoncer dans les entrailles du cargo, de s’étendre sur son cadre étroit ; il faut profiter de ce que l’on est encore en zone paisible pour dormir sans cette crainte de l’attaque presque fatale qui dès demain tiendra chacun tout vêtu, prêt de corps et d’esprit.

Quelle joie quand cela sera fini, cette saleté de guerre ! Mais quand ?… Quand se rallumeront-elles là-bas, les lumières des hommes ? Sur les navires, l’éme­raude et le rubis des feux de position, étoiles de couleur parmi les étoiles blondes ; le flambeau diligent des phares clignant de l’œil au fond de l’horizon ; les lampions balancés des bouées qui escortent en procession le navire tout au long du chenal ; les lampes brutales des quais, sous lesquels sont noués des pa­quets d’hommes qui sont les débardeurs dont les bras tout à l’heure vont se décroiser ; et tout au fond enfin, venant vers vous d’un mouvement lent à l’appel de votre regard impatient, la ligne des lumières mâles, celles des cafés du port dont on ouvre la porte d’un coup de pied pour plonger à corps perdu dans la joie tourbillonnante, dans la fumée ivre où on ne voit que deux choses : des bouteilles et des filles.

Les yeux de l’homme reviennent à la mer. Les vagues sont imperceptibles et le bateau ne bronche point ; à peine si on les entend se frôler tout au long de la coque, comme des chattes amoureuses. Le pied perçoit le roulement puissant et continu des machines infatigables, tout au fond.

On devine à quelques pieds des taches blanches qui sont de l’embrun ; et les lumières là-bas…