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nocturne

que ses jambes maintenant se dissolvaient aussi dans l’océan dont elles avaient déjà le froid inhumain.

Il nageait quand même, changeant de temps à autre le rythme reposant des longues brassées de front, se couchant un peu sur le côté et forçant à s’allonger ce corps dont toutes les fibres se recroquevillaient d’elles-mêmes ; et, quand tout mouvement lui devenait intolérable, se laissant un moment aller sur le dos, porté obliquement par l’étouffante ceinture. Il renversait la tête pour échapper à l’embrun ; alors ses yeux ne voyaient plus que la voûte limpide et calme, atrocement calme, où clignotaient les étoiles indifférentes.

Toutes les huit secondes, le phare impassible balayait la mer d’un jet lumineux qui frôlait le sommet des vagues. Le nageur reprit espoir en constatant que ce phare, qui tout à l’heure lui paraissait collé à une rive continue, s’en était détaché et se dressait maintenant sur une pointe devenue perceptible. Il s’était rapproché. Il avait dérivé aussi : les falots des sauveteurs, maintenant agglomérés, étaient passés à sa gauche. Des chaloupes sûrement avaient atterri. Où atterrirait-il, lui, si jamais… ?

Non ! Jamais il ne pourrait atteindre : il se savait. L’engourdissement le gagnait. Il ne sentait plus ses genoux et à peine ses cuisses. Ses mains lui étaient deux membres étrangers, des mains lourdes et solidifiées, des mains artificielles de glace attachées à des bras énormes et gourds. Déjà il pensait moins nettement ; et son vouloir au lieu d’être bandé sur l’effort, sur l’espoir, commençait à se détendre. Sa conscience glissait en un sommeil animé d’images imprécises. Cela lui était doux de penser à des choses irréelles qui peu à peu lui devenaient plus vraies que la réalité lancinante et mortelle. Sa femme, loin… dans une